Travailler avec les crimes du passé, mobiliser au présent, rester aligné

Entretien avec les équipes pédagogique et voyage des Territoires de la Mémoire

Propos recueillis par Gaëlle Henrard

« Continuer à un prix. L’immersion dans la “vision du monde” nazie est corrosive à la longue. La dureté et la violence des acteurs, de leurs propos, de leurs actes, éclaboussent et blessent. Un large public existe, insatiable et en quête de réponses : les conférences ne manquent pas, les livres sont lus. Mais quid de l’orateur ? Est-il assigné ad vitam à ces sujets et à ces questions ? Ne peut-il porter une parole plus positive, sur des sujets plus légers, sur une histoire plus heureuse1 ? »

© Territoires de la Mémoire, François-Xavier Cardon
© Territoires de la Mémoire, François-Xavier Cardon

Travailler au quotidien autour de sujets historiques ou contemporains qui ont trait aux injustices, aux inégalités et autres discriminations, et aux crimes et violences de masse, constitue à la fois un métier et un engagement personnel. Si cela nécessite et mobilise incontestablement un sens moral, cela ne revient pas à faire la morale, à dire le « bien » et le « mal ». Il s’agit avant tout, constamment et indéfiniment, de chercher à comprendre, de réfléchir avec soi-même et avec les autres. Nous avons souhaité interroger nos collègues des Territoires de la Mémoire à cet égard, celles et ceux qui sont en prise directe avec le terrain, avec les gens qu’elles et ils rencontrent chaque jour, lors de leurs animations et des différentes activités de notre association. Un échange qui fait du bien, pour se redonner des forces dans cet engagement mutuel, face au monde « comme il va » …

Quelle est votre approche, votre travail de médiation de thématiques idéologiquement « difficiles », telles que le nazisme et la figure d’Hitler, les violences et massacres de masse et, de manière générale, les sujets d’indignation contemporains ?

Quels que soient les outils que nous utilisons – notre exposition permanente « Plus jamais ça ! Parcours dans les camps nazis pour résister aujourd’hui », le jeu « Résiste », ou nos animations en général –, nous nous refusons absolument à entrer dans les aspects morbides des thématiques abordées. Ce détour n’est, selon nous, pas pertinent pour atteindre notre objectif qui est d’expliquer des mécanismes humains, psycho-sociaux et politiques. Osons d’ailleurs dire que le passage par l’histoire nazie elle-même, passé de plus en plus éloigné, des plus jeunes notamment, est parfois contre-productif ou peut constituer un obstacle au travail qu’on tente de mener avec eux. On écarte donc le plus souvent les aspects plus sensibles du sujet, pour passer directement à notre objectif politique, ici et maintenant : la résistance face au liberticide et le questionnement critique et vigilant à la dynamique démocratique. Et lorsque nous mobilisons des sujets plus difficiles, c’est toujours dans cette optique politique actuelle d’aiguiser l’esprit critique. Ces sujets constituent alors pour nous des outils, mais jamais une fin en soi.

C’est alors à nous de rappeler qu’il n’y a pas de gène du mal, pas de propension au mal dans l’absolu

Dans le cadre de l’accompagnement des voyages dans les camps, c’est particulier puisque certains aspects du nazisme tels que les violences et crimes de masse constituent des éléments inévitables de la visite d’un camp de concentration ou d’un centre de mise à mort, et suscitent souvent un grand intérêt de la part du public. Mais là non plus, ils ne sont pas centraux dans notre démarche. Par ailleurs, si une visite peut bien entendu être lourde psychologiquement, nous veillons toujours à ne pas tomber dans le pathos. Il s’agit pour nous de remettre le camp et les comportements qui s’y sont déployés dans le contexte global du nazisme, et de donner des clés de compréhension des mécanismes qui ont rendu possibles ces atrocités. Les aspects horribles, les visiteurs les trouveront toujours sur place ou sur Internet s’ils le souhaitent, mais ils ne sont pas notre propos à nous. Bien sûr, c’est important pour l’Histoire, mais pas nécessairement pour le travail politique que nous souhaitons mener avec eux. Par exemple, le passage par les crématoires constitue toujours le moment dans la visite où la tension est la plus forte pour le public. Les visiteurs se préparent à quelque chose de pénible, à un moment paroxystique du morbide – chose qu’ils ne se disent pas forcément sur la place d’appel, qui était pourtant un lieu de mort terrible et quotidien. Tout en témoignant un grand respect pour ce que ces lieux et leur charge émotionnelle représentent, il s’agit alors pour nous de déconstruire et, pourrait-on dire, de « désacraliser » certaines représentations, pour les dépasser et construire une réflexion politique au présent. C’est cela, à notre sens, le travail de mémoire.

Quelles représentations observez-vous justement chez les participants à vos activités, vis-à-vis de ces atrocités passées ? Quelles attitudes éventuelles ?

Dans l’exposition permanente « Plus jamais ça ! », il y a bien sûr des questions un peu morbides ou sulfureuses, par exemple sur Hitler lui-même. Souvent revient également la fameuse question « comment ont-ils pu ? », avec ce « ils » insistant, désignant les bourreaux qui se sont rendus coupables d’actes absolument inimaginables.

C’est alors à nous de rappeler qu’il n’y a pas de gène du mal, pas de propension au mal dans l’absolu (ni au bien comme valeur absolue d’ailleurs, que nous déconstruisons tout autant). Ce sont des catégories morales que nous n’utilisons pas. Notre travail va d’ailleurs à l’encontre de cette idée que le mal existerait dans l’absolu. D’une part parce que l’utiliser sous-entendrait que nous nous situons nécessairement du côté du bien, ce à quoi nous ne prétendons pas. D’autre part, parce que nous pensons que le mal est partout et nulle part, et que bien des mécanismes et leviers peuvent amener « monsieur et madame tout le monde » à commettre des atrocités. Le mal n’est pas une valeur absolue. Il y a en revanche un terreau, des leviers, et des mécanismes puissants qui permettent l’abandon d’une attention à soi et aux autres, qui empêchent la réflexion critique, qui amènent aussi parfois à commettre des actes inacceptables. C’est fondamental d’expliquer cela, sans quoi nous passons à côté de notre objectif.

C’est une chose compliquée de vouloir être aligné avec soi-même et les valeurs qu’on défend, et de les porter constamment auprès des autres, à commencer par nos proches.

Une observation qui peut par ailleurs être faite, c’est que certaines questions plus « tendancieuses », sont plutôt posées par les plus jeunes de nos visiteurs, qui osent tout simplement les exprimer. Ils ont moins de filtres et ne se censurent pas, ou beaucoup moins. Les adultes, s’ils les amènent, le feront par des biais détournés. Dans les camps, il arrive bien sûr que des questions plus morbides soient posées, mais ce n’est pas la majorité des cas.

Peut-être convient-il de se questionner sur la manière dont on étudie parfois l’Histoire, en mobilisant souvent des chiffres (par exemple, sur la capacité des wagons à bestiaux ou des chambres à gaz). De même pour les documentaires et vidéos qui circulent sur Internet, et qui alimentent à n’en pas douter une certaine fascination, notamment vis-à-vis de la personne d’Hitler. Sans compter le tapage médiatique autour du camp d’Auschwitz, pour prendre l’exemple le plus significatif d’une forme de fascination. Tout cela affute beaucoup l’esprit à penser d’une certaine manière, et à développer une forme de curiosité si pas malsaine, à tout le moins peu propice à l’élaboration d’une réflexion critique. Et cela fonctionne d’autant mieux que le système nazi, avec son imagerie particulière, très chargée symboliquement et développée à une échelle industrielle, se prête particulièrement bien à cette fascination et à une certaine forme de fabulation.

Quelle est votre propre interprétation de cette fascination ?

Admettons tout d’abord qu’elle fait vendre. Par ailleurs, rappelons qu’elle repose sur une histoire collective, pas si lointaine et fortement traumatique, qui est remplie de tabous et d’interdictions (dessiner une croix gammée, témoigner un intérêt pour des images choquantes, etc.). Il y a donc une réelle transgression dans l’attirance pour cette imagerie et ces représentations. Mais, dans le même temps, nous nous trouvons baignés par ces images du passé, avec en outre une certaine injonction à « en parler ». Ça peut être compliqué à gérer. Par ailleurs, nous parlons ici des visiteurs et participants à nos activités, mais sans doute y a-t-il une attention particulière à porter aux accompagnateurs des groupes, qui suscitent parfois eux-mêmes chez leurs élèves ou participants une forme de curiosité pour une expérience pseudo-traumatisante. C’est interpellant. On ne nie donc pas, quand on le rencontre, cet attrait pour un certain morbide (voire une forme de déception quand cet aspect n’est pas rencontré), mais nous le déconstruisons pour le dépasser. Il y a un équilibre selon nous à trouver entre trois éléments fondamentaux dans notre travail : l’explicatif, l’affectif et le commémoratif. L’affectif, quasi inévitablement présent au vu des sujets abordés, permet de développer l’empathie et l’identification. Le commémoratif peut amener une forme de respect et d’introspection. Quant à l’explicatif, absolument central dans notre approche, il aide à la compréhension rationnelle des choses. En fonction de l’état d’esprit du groupe, nous dosons ces trois aspects pour réaliser notre objectif politique et rendre possible une mobilisation, quelque chose de positif et non de déprimant ou de culpabilisant.

On ne va pas se le cacher : ce travail, s’il est nécessaire et passionnant, peut aussi être déprimant… Comment vous, en tant que travailleuses et travailleurs des Territoires de la Mémoire, vous débrouillez-vous moralement avec ces sujets difficiles ? Comment cela vous impacte-t-il ?

C’est sûr que ça n’est pas évident tous les jours. Par exemple, au détour d’un documentaire, d’une pièce de théâtre ou de sujets dans les infos qui parlent de ce que d’autres vivent de dramatique ou de dur, certains éléments nous ramènent inévitablement à la Deuxième Guerre mondiale. Indéniablement, ces liens passé/présent peuvent constamment être faits, même si ça n’est pas toujours bien perçu. Par exemple, on a énormément de groupes pour le moment qui nous interrogent, outre sur la question des réfugiés qui reste très présente, sur le port du masque, le Covid Safe Ticket ou le débat autour de l’obligation vaccinale, et sur la discrimination qu’ils rendent possible. Ce lien-là, nous ne sommes pas autorisés (et nous ne nous autorisons pas) à le faire spontanément. Mais les gens, eux, le font quasi immédiatement, ça fait partie de leurs réflexions. Il y a des comparaisons qui doivent pouvoir s’exprimer. Nous les entendons et ça nous permet là aussi d’aborder le cheminement de la pensée, les mécanismes psycho-sociaux et sociétaux de peur, de stigmatisation, de bouc-émissaire, de stéréotype, le matraquage médiatique aussi, qui font que, tout d’un coup, à la faveur d’un traumatisme, d’une crise, d’un choc, des choses qui n’étaient pas du tout présentes dans la réalité des gens finissent par prendre toute la place dans les esprits et créent des comportements. Il y a quelque chose de l’ordre de la conversion mentale et sociétale qui s’opère, et en regard de laquelle on ne peut pas ne pas tisser des liens avec le passé.

Ce qui est sûr, c’est que travailler constamment à ces thématiques occasionne une certaine fatigue psychologique, parfois une tristesse. C’est usant aussi quand on voit le système politique et médiatique et ses dérives, ou même le monde de l’entreprise, de l’éducation parfois, le fonctionnement des institutions en général, en fait. C’est vrai que travailler dans ce domaine nous empêche souvent de regarder le monde avec légèreté. Il y a bien sûr un côté noble dans cette tâche qui est un engagement permanent, que nous avons pris, que ce soit au travail ou dans nos vies privées et de citoyens et citoyennes. Mais c’est aussi une source de démotivation quand nous nous retrouvons pris dans des conversations compliquées et sensibles, avec des gens de nos entourages ou simplement en société. On se sent parfois à contre-courant. C’est une chose compliquée de vouloir être aligné avec soi-même et les valeurs qu’on défend, et de les porter constamment auprès des autres, à commencer par nos proches. C’est d’autant plus difficile lorsque c’est mêlé à de l’affectif. On doit parfois se donner le droit de ne pas aller au débat, partout et systématiquement. En fonction de notre état moral, nous aurons parfois l’énergie d’amasser beaucoup d’informations, de nourrir les débats, tandis qu’à d’autres moments, il nous sera nécessaire de nous protéger et de reconstituer nos forces. À cet égard, les pauses et les moments de décharge et de décompression sont, comme une façon de préserver sa santé mentale, d’une absolue nécessité.

Mais en tous les cas, ce qui est passionnant avec ce métier de médiatrice et médiateur, c’est qu’il aiguise notre connaissance de l’humain et de sa manière de fonctionner en société. Sans prétention aucune, cela donne l’impression d’une certaine lucidité, qui est à la fois positive et potentiellement pesante… qui est exigeante en tout cas, et qui sans doute nous rend aussi exigeants les uns avec les autres. C’est comme une médaille… avec son revers.

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