Pas de vaccin pour le néolibéralisme ?

Par Olivier Starquit

Jan­vier 2022, un pré­sident déclare vou­loir emmerder les non-vaccinés, tan­dis que le comi­té de concer­ta­tion (Code­co) en Bel­gique recom­mande à cha­cune et à cha­cun de pro­cé­der à des auto­tests. Deux situa­tions dis­tinctes qui pour­tant ont ceci en com­mun qu’elles sont toutes les deux illus­tra­trices de l’empreinte pro­fonde lais­sée par le logi­ciel néo­li­bé­ral dans les esprits de nos gouvernants.

En effet, alors qu’imposer la vac­ci­na­tion dès le début de la pan­dé­mie eût été la poli­tique la plus éga­li­ta­riste qui soit, nous en sommes loin et la manière dont la stra­té­gie vac­ci­nale a été décli­née (le véri­table objet de ce texte) per­met de détec­ter la pro­fon­deur de la conta­mi­na­tion du virus néo­li­bé­ral dans nos imaginaires.

Au risque de se répé­ter, il est tou­jours essen­tiel de rap­pe­ler que les valses-hésitations consta­tées depuis mars 2020 sont moins le fruit d’une viru­lence aiguë des variants du virus, mais résultent plu­tôt des traces lais­sées par une ges­tion néo­li­bé­rale des hôpi­taux et que les mesures prises visent à évi­ter un crash des éta­blis­se­ments de soins par manque de lits dis­po­nibles. C’est ain­si que l’hôpital a ces­sé d’être « un ser­vice public éman­ci­pa­teur mais une entre­prise capi­ta­liste soluble dans une logique coûts-bénéfices1 », et la crise sani­taire que nous vivons tient à « un régime idéo­lo­gique court-termiste qui ne pense qu’en faveur des retours sur inves­tis­se­ment2 ». Pour parer au plus pres­sé et pour faire face à la situa­tion sani­taire, le trai­te­ment de cer­taines patho­lo­gies (report des prises en charge de can­cers, mala­dies cardio-vasculaires, dia­bètes et autres mala­dies graves… en par­ti­cu­lier dans les groupes à risque comme les per­sonnes âgées) est tout sim­ple­ment repor­té, une véri­table bombe à retar­de­ment. Or un des prin­cipes fon­da­men­taux de la san­té publique est que soit pris en compte, pour le bien-être de la socié­té et dans une stra­té­gie glo­bale d’action, l’ensemble des mala­dies, patho­lo­gies, malades, groupes (à risque ou non), types de popu­la­tion, etc. Et non de faire une focale sur une patho­lo­gie en par­ti­cu­lier (Covid), au détri­ment de toutes les autres.

En Bel­gique, le Code­co et nos res­pon­sables poli­tiques aiment recom­man­der, voire invi­ter à faire ceci ou cela. Cette méthode cadre plei­ne­ment avec la gou­ver­ne­men­ta­li­té néo­li­bé­rale qui est « fon­dée sur l’imposition douce par l’État, via un sys­tème d’incitations et de dés­in­ci­ta­tions, d’un modèle de conduite, pour que cha­cun devienne l’entrepreneur de sa vie3 ».

La recom­man­da­tion de pro­cé­der à des auto­tests par­ti­cipe de la même logique et induit une approche ultra-individuelle de la san­té, là où, a contra­rio, la prise en charge, le soin, la thé­ra­pie relèvent du col­lec­tif, de la soli­da­ri­té col­lec­tive à tra­vers des ins­ti­tu­tions de soins et de san­té ain­si que des poli­tiques de san­té publique (que les pou­voirs poli­tiques ont pris soin de défi­nan­cer au cours de cinq décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme). Ce glis­se­ment d’une approche publique et col­lec­tive de la san­té à une approche pri­vée et indi­vi­duelle vise à faire de chaque indi­vi­du une per­sonne res­pon­sable de sa san­té (auto­test, for­mu­laire d’autoévaluation covid et, récom­pense suprême, Covid Safe Ticket ou Pass sanitaire).

Cha­cun devient ain­si indi­vi­duel­le­ment res­pon­sable de sa san­té et de sa « ges­tion ». Ain­si fina­le­ment, sui­vant une telle logique, quelqu’un qui tom­be­rait malade serait quelqu’un qui n’aurait pas bien « géré » son « capi­tal san­té » et pour­rait donc, in fine, être jugé res­pon­sable de son état et sou­mis à un régime dif­fé­ren­cié. La sécu­ri­té sociale interviendra-t-elle encore pour soi­gner un fumeur si ce der­nier souffre d’un can­cer au poumon ?

Un autre élé­ment néo­li­bé­ral pré­sent dans la stra­té­gie sani­taire est le fait que le vac­cin, le tout à la vac­ci­na­tion, repose non plus sur une solu­tion poli­tique, mais sur une solu­tion tech­nique. En effet, pour le néo­li­bé­ra­lisme, les grands débats idéo­lo­giques n’existent plus. Les déci­sions portent doré­na­vant plus sur les aspects tech­niques de la mise en œuvre d’une mesure.

Sui­vant une telle logique, quelqu’un qui tom­be­rait malade serait quelqu’un qui n’aurait pas bien « géré » son « capi­tal san­té » et pour­rait in fine être jugé res­pon­sable de son état et sou­mis à un régime différencié.

En France, Emma­nuel Macron, a récem­ment défrayé la chro­nique en décla­rant ain­si vou­loir « emmer­der » jusqu’au bout les non-vaccinés. Indé­pen­dam­ment du manque d’élégance de la for­mu­la­tion qui cadre peu avec le pres­tige accor­dé à la pré­si­dence de la Répu­blique fran­çaise, cette stra­té­gie, comme celle du CST, cadre en revanche par­fai­te­ment avec l’idée très néo­li­bé­rale selon laquelle le moteur d’action doit être l’intérêt indi­vi­duel4. Jere­my Ben­tham, l’un des pères du libé­ra­lisme, posait en effet que chaque indi­vi­du cherche à maxi­mi­ser son plai­sir, en agis­sant sur une série de fac­teurs, en cal­cu­lant face à chaque situa­tion ce qui va lui pro­cu­rer du plai­sir et ce qui va dimi­nuer ses peines ou souf­frances. En tant que citoyen, il s’agira de réduire le plus pos­sible les emmer­de­ments pour atteindre l’ataraxie, somme toute. L’État va dès lors veiller à ce que les indi­vi­dus entrent dans une logique de concur­rence qui néces­site à chaque ins­tant qu’ils cal­culent leur inté­rêt poten­tiel. Et, à nou­veau, cette logique anni­hile l’intérêt géné­ral et fait écho à l’antienne de Mar­ga­ret That­cher : There is no such thing as Socie­ty ! « Emmer­der » les indi­vi­dus pour les contraindre à se faire vac­ci­ner ren­voie à l’intérêt indi­vi­duel mais risque de les inci­ter à se com­por­ter en pas­sa­gers clan­des­tins et à dénon­cer les mesures prises au nom de la liber­té (oui mais laquelle ?). La liber­té telle qu’elle est pro­mue par le néo­li­bé­ra­lisme signi­fie en effet « je suis maître de moi-même et peux donc faire mes choix en toute liber­té ». Mais de quelle liber­té s’agit-il ? 

La notion de « liber­té indi­vi­duelle » défen­due par les nou­veaux gou­ver­ne­ments néo­li­bé­raux pos­sède un fort poten­tiel de légi­ti­ma­tion, tout en étant le contraire de la liberté-émancipation pen­sée par les Lumières, et dans leur suite par une grande par­tie du libé­ra­lisme poli­tique clas­sique. Cette nou­velle défi­ni­tion de la liber­té pro­po­sée par Wal­ter Lipp­mann, un des théo­ri­ciens du néo­li­bé­ra­lisme, dans son pro­logue d’ouverture du col­loque de 1938, « ne désigne plus un ensemble de garan­tie contre l’oppression indi­vi­duelle et col­lec­tive, mais un droit d’affirmer un ensemble de valeurs tra­di­tion­nelles auto­pro­cla­mées comme équi­valent à la « civi­li­sa­tion »5 ». En somme, tout cela s’inscrit dans un cor­pus idéo­lo­gique en fait extrê­me­ment cohérent.

En outre, « dans un monde néo­li­bé­ral où tous doivent aller dans la même direc­tion et au même rythme, il ne peut y avoir de conflit. C’est ce qui motive la dis­qua­li­fi­ca­tion constante du néga­tif et de la cri­tique et la valo­ri­sa­tion per­ma­nente de la bien­veillance et de l’attitude posi­tive face au chan­ge­ment6 ». Après la mise à sac de l’intérêt géné­ral, cet évi­de­ment du conflit induit la créa­tion d’un monde binaire, sim­pliste, oppo­sant deux camps, où toute forme de nuance et de dis­cus­sion cri­tique sur les mesures prises a été ren­due impos­sible. « Par­tout de féroces prê­cheurs attisent les haines plu­tôt qu’éclairer les esprits [nour­ris­sant des] meutes vin­di­ca­tives, sou­dées par des pré­ju­gés com­muns, des haines dis­ci­pli­nées7. » Or, « une démo­cra­tie ne peut pas se déployer s’il n’y a pas un espace de dis­cus­sion contra­dic­toire. Et un espace de dis­cus­sion contra­dic­toire, ça n’est pas un espace où les gens s’insultent, s’invectivent et se traitent en amis ou enne­mis8 ».

Si nous nous en tenons à la défi­ni­tion de la démo­cra­tie don­née par Bar­ba­ra Stie­gler comme étant un « régime défi­ni par l’intensification de la vie sociale, par la recon­quête des espaces publics et par la par­ti­ci­pa­tion de tous à la science et au savoir9 », force est de consta­ter que le logi­ciel néo­li­bé­ral par­vient, comme une plante intru­sive, à cor­rompre des piliers essen­tiels à la vie en socié­té comme l’intérêt géné­ral et la démocratie.

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