Janvier 2022, un président déclare vouloir emmerder les non-vaccinés, tandis que le comité de concertation (Codeco) en Belgique recommande à chacune et à chacun de procéder à des autotests. Deux situations distinctes qui pourtant ont ceci en commun qu’elles sont toutes les deux illustratrices de l’empreinte profonde laissée par le logiciel néolibéral dans les esprits de nos gouvernants.
En effet, alors qu’imposer la vaccination dès le début de la pandémie eût été la politique la plus égalitariste qui soit, nous en sommes loin et la manière dont la stratégie vaccinale a été déclinée (le véritable objet de ce texte) permet de détecter la profondeur de la contamination du virus néolibéral dans nos imaginaires.
Au risque de se répéter, il est toujours essentiel de rappeler que les valses-hésitations constatées depuis mars 2020 sont moins le fruit d’une virulence aiguë des variants du virus, mais résultent plutôt des traces laissées par une gestion néolibérale des hôpitaux et que les mesures prises visent à éviter un crash des établissements de soins par manque de lits disponibles. C’est ainsi que l’hôpital a cessé d’être « un service public émancipateur mais une entreprise capitaliste soluble dans une logique coûts-bénéfices1 », et la crise sanitaire que nous vivons tient à « un régime idéologique court-termiste qui ne pense qu’en faveur des retours sur investissement2 ». Pour parer au plus pressé et pour faire face à la situation sanitaire, le traitement de certaines pathologies (report des prises en charge de cancers, maladies cardio-vasculaires, diabètes et autres maladies graves… en particulier dans les groupes à risque comme les personnes âgées) est tout simplement reporté, une véritable bombe à retardement. Or un des principes fondamentaux de la santé publique est que soit pris en compte, pour le bien-être de la société et dans une stratégie globale d’action, l’ensemble des maladies, pathologies, malades, groupes (à risque ou non), types de population, etc. Et non de faire une focale sur une pathologie en particulier (Covid), au détriment de toutes les autres.
En Belgique, le Codeco et nos responsables politiques aiment recommander, voire inviter à faire ceci ou cela. Cette méthode cadre pleinement avec la gouvernementalité néolibérale qui est « fondée sur l’imposition douce par l’État, via un système d’incitations et de désincitations, d’un modèle de conduite, pour que chacun devienne l’entrepreneur de sa vie3 ».
La recommandation de procéder à des autotests participe de la même logique et induit une approche ultra-individuelle de la santé, là où, a contrario, la prise en charge, le soin, la thérapie relèvent du collectif, de la solidarité collective à travers des institutions de soins et de santé ainsi que des politiques de santé publique (que les pouvoirs politiques ont pris soin de définancer au cours de cinq décennies de néolibéralisme). Ce glissement d’une approche publique et collective de la santé à une approche privée et individuelle vise à faire de chaque individu une personne responsable de sa santé (autotest, formulaire d’autoévaluation covid et, récompense suprême, Covid Safe Ticket ou Pass sanitaire).
Chacun devient ainsi individuellement responsable de sa santé et de sa « gestion ». Ainsi finalement, suivant une telle logique, quelqu’un qui tomberait malade serait quelqu’un qui n’aurait pas bien « géré » son « capital santé » et pourrait donc, in fine, être jugé responsable de son état et soumis à un régime différencié. La sécurité sociale interviendra-t-elle encore pour soigner un fumeur si ce dernier souffre d’un cancer au poumon ?
Un autre élément néolibéral présent dans la stratégie sanitaire est le fait que le vaccin, le tout à la vaccination, repose non plus sur une solution politique, mais sur une solution technique. En effet, pour le néolibéralisme, les grands débats idéologiques n’existent plus. Les décisions portent dorénavant plus sur les aspects techniques de la mise en œuvre d’une mesure.
Suivant une telle logique, quelqu’un qui tomberait malade serait quelqu’un qui n’aurait pas bien « géré » son « capital santé » et pourrait in fine être jugé responsable de son état et soumis à un régime différencié.
En France, Emmanuel Macron, a récemment défrayé la chronique en déclarant ainsi vouloir « emmerder » jusqu’au bout les non-vaccinés. Indépendamment du manque d’élégance de la formulation qui cadre peu avec le prestige accordé à la présidence de la République française, cette stratégie, comme celle du CST, cadre en revanche parfaitement avec l’idée très néolibérale selon laquelle le moteur d’action doit être l’intérêt individuel4. Jeremy Bentham, l’un des pères du libéralisme, posait en effet que chaque individu cherche à maximiser son plaisir, en agissant sur une série de facteurs, en calculant face à chaque situation ce qui va lui procurer du plaisir et ce qui va diminuer ses peines ou souffrances. En tant que citoyen, il s’agira de réduire le plus possible les emmerdements pour atteindre l’ataraxie, somme toute. L’État va dès lors veiller à ce que les individus entrent dans une logique de concurrence qui nécessite à chaque instant qu’ils calculent leur intérêt potentiel. Et, à nouveau, cette logique annihile l’intérêt général et fait écho à l’antienne de Margaret Thatcher : There is no such thing as Society ! « Emmerder » les individus pour les contraindre à se faire vacciner renvoie à l’intérêt individuel mais risque de les inciter à se comporter en passagers clandestins et à dénoncer les mesures prises au nom de la liberté (oui mais laquelle ?). La liberté telle qu’elle est promue par le néolibéralisme signifie en effet « je suis maître de moi-même et peux donc faire mes choix en toute liberté ». Mais de quelle liberté s’agit-il ?
La notion de « liberté individuelle » défendue par les nouveaux gouvernements néolibéraux possède un fort potentiel de légitimation, tout en étant le contraire de la liberté-émancipation pensée par les Lumières, et dans leur suite par une grande partie du libéralisme politique classique. Cette nouvelle définition de la liberté proposée par Walter Lippmann, un des théoriciens du néolibéralisme, dans son prologue d’ouverture du colloque de 1938, « ne désigne plus un ensemble de garantie contre l’oppression individuelle et collective, mais un droit d’affirmer un ensemble de valeurs traditionnelles autoproclamées comme équivalent à la « civilisation »5 ». En somme, tout cela s’inscrit dans un corpus idéologique en fait extrêmement cohérent.
En outre, « dans un monde néolibéral où tous doivent aller dans la même direction et au même rythme, il ne peut y avoir de conflit. C’est ce qui motive la disqualification constante du négatif et de la critique et la valorisation permanente de la bienveillance et de l’attitude positive face au changement6 ». Après la mise à sac de l’intérêt général, cet évidement du conflit induit la création d’un monde binaire, simpliste, opposant deux camps, où toute forme de nuance et de discussion critique sur les mesures prises a été rendue impossible. « Partout de féroces prêcheurs attisent les haines plutôt qu’éclairer les esprits [nourrissant des] meutes vindicatives, soudées par des préjugés communs, des haines disciplinées7. » Or, « une démocratie ne peut pas se déployer s’il n’y a pas un espace de discussion contradictoire. Et un espace de discussion contradictoire, ça n’est pas un espace où les gens s’insultent, s’invectivent et se traitent en amis ou ennemis8 ».
Si nous nous en tenons à la définition de la démocratie donnée par Barbara Stiegler comme étant un « régime défini par l’intensification de la vie sociale, par la reconquête des espaces publics et par la participation de tous à la science et au savoir9 », force est de constater que le logiciel néolibéral parvient, comme une plante intrusive, à corrompre des piliers essentiels à la vie en société comme l’intérêt général et la démocratie.