Pour plusieurs générations de spectateurs, Dark Vador, l’un des personnages phares de la saga Star Wars conçue par George Lucas dès le milieu des années 1970, est sans conteste l’un des méchants les plus impressionnants du cinéma. Présenté comme l’incarnation du Mal absolu, le personnage gagne en épaisseur de film en film jusqu’à devenir le sujet principal de la trilogie des années 2000 qui raconte autant qu’elle analyse la manière dont un héros peut sombrer du mauvais côté de la Force, autrement dit choisir en toute conscience une voie maléfique pour développer et asseoir son pouvoir. Si le personnage connait in extremis la rédemption, sa trajectoire est aussi une ambitieuse réflexion sur les mécanismes de la compromission personnelle et de la corruption des idéologies, de la perte des valeurs humaines et de la tentation de l’extrémisme.
Le Mal incarné
Au-delà de la communauté des cinéphiles, le personnage de Dark Vador (Darth Vader dans la version originale) s’est imposé dans l’imaginaire du grand public comme une représentation parfaitement iconique du Mal, en dépit des ambivalences du personnage, de son évolution morale (qui le mènera à la révolte contre son propre camp pour sauver son fils) et de la présence dans la saga d’un autre « vrai » méchant, d’un niveau bien supérieur puisqu’il tire les cordes du redoutable Empire, et manipule à sa guise son entourage : Dark Sidious, alias l’Empereur Palpatine. Vador n’est en quelque sorte que l’un de ses bras armés. Pourtant, c’est bien Dark Vador que l’on retient comme adversaire majeur des courageux rebelles, et ultime incarnation de la violence et de l’oppression. Les raisons en sont nombreuses.
Il y a d’abord bien entendu son apparence physique, surhumaine, ténébreuse et menaçante, sa voix basse exprimant perpétuellement une colère qui gronde, le bruit lourd et métallique de sa respiration artificielle qui introduit parfois le personnage avant même qu’il ne surgisse dans le champ et le rend encore plus charismatique et terrifiant. Lors de sa première apparition, dans le film datant de 1977, le terrible Sith fait une entrée remarquée dans la navette transportant la princesse Leia. Dans un couloir d’un blanc clinique, une série de soldats prennent position devant la lourde porte blindée qui part en fumée pour laisser pénétrer un bataillon de soldats, des stormtroopers aux armures blanches et lisses. Dans un nuage de fumée entre alors Vador, imposant au centre de l’image une impressionnante carrure noire. Il fait quelques pas, pose les mains sur les hanches et contemple les morts qui jonchent le sol en occupant le centre de l’image. Jeux de contraste et de symétrie, renforcement du noir par le blanc, scénographie graphique : Vador n’est pas qu’un méchant charismatique, il est un motif structurant du récit, mais aussi du système formel, puisqu’il ordonne les agencements de la mise en scène. C’est autour du monstre que le film se bâtit. Sa silhouette unique et disciplinée de sombre samouraï, lisse, froide, solennelle et machinique appelle en réponse une troupe de personnages chamarrés, chaleureux, familiers et délurés (Leia la princesse rebelle, Luke le modeste fermier, Solo le cow-boy fringant, Chewbacca la bête humaine). Chacun d’entre eux ne fait que renforcer le sinistre hiératisme de Vador, qui s’impose en colosse noir et minéral (son apparence est celle, allégorique, d’une ombre pesante et menaçante), désintégrant toute résistance sur son passage. Les soldats de l’Empire se redressent au garde-à-vous, tant en signe de respect de son autorité qu’en expression de crainte face au danger qu’il représente. Lorsque Vador interroge ensuite un prisonnier, l’un des capitaines de la garde du vaisseau, il ne retient pas sa force et le tue en le soulevant simplement d’une main. D’emblée, Vador est décrit comme un être dont la sombre silhouette ne fait que refléter une âme noire. C’est que, on le comprendra bientôt, son jugement a été obscurci à la suite d’immenses souffrances physiques, bien sûr, mais surtout morales et sentimentales. L’être humain s’est littéralement forgé une carapace qui ne permet plus la lecture de ses émotions. Ses mouvements sont rigidifiés par son scaphandre, son visage est dissimulé par un casque, sa voix est modifiée par son respirateur artificiel. Plus rien ne semble humain chez Dark Vador. C’est précisément cet enfouissement de tout signe possible de ressenti, d’émotion et d’empathie (l’absence même de regard) qui place immédiatement le personnage du côté d’une puissance maléfique, potentiellement surnaturelle (Vador est issu d’une forme de croisement entre le bestiaire fantastique et le fantasme robotique).
C’est ensuite, bien sûr, par ses actes ô combien répréhensibles que Vador s’impose dans l’imaginaire populaire comme un véritable bourreau. Sa férocité et sa cruauté semblent sans bornes, lui qui recourt sans vergogne à la torture, à l’assassinat (dont un terrible infanticide lorsqu’il décide de tuer tous les jeunes apprentis chevaliers dans un temple Jedi) et même au génocide (il participe à l’établissement de l’Étoile de la Mort, qui est une gigantesque arme de destruction massive qui peut réduire en quelques secondes une planète entière en miettes, et anéantir toute sa population).
Enfin, Dark Vador se tient lui-même au centre de tout un ensemble de réminiscences historiques très important. Dans la première trilogie (1977-1983), imaginée par Lucas au lendemain du chaos de la Guerre du Viêt Nam et des mouvements de contestation incriminant l’impérialisme américain, les références à la Seconde Guerre mondiale sont nombreuses. L’Étoile de la Mort est une nouvelle figuration de la bombe atomique (appuyer sur un bouton suffit à décimer un monde), et l’ordre de l’Empire (ses décorations, sa structure, ses bataillons) rappelle bien entendu l’imagerie du nazisme (Lucas, né en 1944, puise largement son imaginaire dans les images qui ont tant circulé dans l’après-guerre). La deuxième trilogie (1999-2005) a pour contexte les terribles et mémorables attentats, largement médiatisés, qui ont ciblé, entre autres, les États-Unis sur leur propre territoire. Ces films vont particulièrement s’attacher, à travers le parcours d’Anakin Skywalker, le futur Dark Vador, à la question de la radicalisation politique et religieuse. Enfin, dans un monde en perte de repères géopolitiques, la dernière trilogie en date (2015-2019) convoque la figure de Dark Vador comme icône tutélaire du Mal, et pose la question de l’héritage des valeurs et du poids des fantômes du passé sur les actes des générations qui les suivent. Ainsi, Vador n’est jamais simplement qu’une incarnation du Mal, il est aussi un personnage qui permet d’interroger la faillite des idéaux et la tentation des solutions simplistes du totalitarisme aux problèmes sociaux et individuels.
Une trajectoire de radicalisation
Anakin Skywalker, qui deviendra Dark Vador, naît esclave sur la planète Tatooine, planète de la bordure extérieure, éloignée des centres de formation Jedi de la République. C’est un garçon généreux, prêt à aider sans contrepartie, obéissant envers sa maman, qui a des amis de son âge et qui travaille déjà dur pour survivre. Il rencontre par hasard Qui-Gon Jinn, maître Jedi, mais celui-ci y voit le signe d’une prophétie : il pense avoir découvert l’Élu dans cet enfant exceptionnel, celui qui doit rétablir l’équilibre dans la Force. À la fin de La Menace fantôme (1999), Anakin quitte Tatooine, des rêves interstellaires plein la tête et un peu d’inquiétude sur le visage.
Dix ans plus tard, ce garçon au grand cœur, qui rêvait de voyages et de découvertes, est devenu un adolescent colérique, qui suit péniblement son Maître, Obi-Wan Kenobi, à peine plus âgé que lui, dans des missions principalement politiques qui ne le fascinent pas. La vie de Jedi est loin de ce qu’il imaginait : retenue, discrétion, maîtrise de soi… On est à des années-lumière des courses de modules sur Tatooine, où Anakin excellait. Qui-Gon Jinn est mort avant d’avoir pu commencer la formation de son jeune Padawan. Il a fait promettre à Obi-Wan de prendre ce dernier sous son aile, contre l’avis du Conseil des Jedi. Ce sera pourtant la voie, malgré tout.
On ne connait pas les détails des premières années de formation d’Anakin. L’ellipse de dix ans entre La Menace fantôme et La Guerre des clones laisse le spectateur dans l’incompréhension : qu’a-t-il bien pu se passer pour que le caractère d’Anakin évolue à ce point ? Où est passé le garçon enthousiaste de Tatooine ? Ce grand échalas à l’intensité extrême et au verbe haut et court est-il vraiment celui que les Jedi attendaient ? Deux événements le dépeignent, dans L’Attaque des Clones (2002), en train de basculer du côté obscur, en trahissant les préceptes Jedi : sa relation amoureuse avec Padmé Amidala, alors que les Jedi ne peuvent connaître l’attachement et que cet amour va le plonger dans une crise existentielle qu’il ne pourra résoudre que par la radicalisation ; le massacre du village des pillards Tuskens (femmes et enfants compris), qui avaient enlevé et tué sa mère.
La grande qualité de cette prélogie est de montrer comment la crise existentielle d’Anakin, nourrie de colère, d’impuissance et de doute quant à ses choix, se développe progressivement sur un terreau fertile – Anakin est régulièrement en prise avec la frustration et l’irascibilité – , favorisée par différents éléments de contexte (éloignement parental, isolement amical, perte des illusions et des rêves, etc.). Le basculement du côté obscur, expression largement reprise dès qu’on parle de la saga Skywalker, est en fait un long processus, à l’opposé de l’interrupteur qui aurait été activé pour produire l’incarnation du Mal. La crise psychologique d’Anakin n’est pas une crise d’adolescence classique – bien qu’elle en endosse certains oripeaux –, mais une refondation des principes et des valeurs qui construisent son univers.
Vador n’est jamais simplement qu’une incarnation du Mal, il est aussi un personnage qui permet d’interroger la faillite des idéaux et la tentation des solutions simplistes du totalitarisme aux problèmes sociaux et individuels
Objet de toutes les convoitises politiques et religieuses de la part des factions en présence (ordre Jedi et chancelier Palpatine), Anakin est pris dans un maelström idéologique et politique qui dépasse ses capacités d’appréhension des événements. Chaque camp lui jure que l’autre lui ment et le manipule, chaque recommandation vise à maintenir une influence forte sur lui, chaque action de sa part entend démontrer son indépendance mais l’enfonce dans des contradictions inextricables. Enfermé dans sa solitude mentale et morale, il finit obsédé par ses craintes (la vision prémonitoire de la mort de Padmé) et désireux de poser des actions fortes pour imposer l’ordre auquel il aspire. Ainsi, dans La Revanche des Sith (2005), quand Obi-Wan annonce à Anakin que le Sénat va voter des pouvoirs supplémentaires au chancelier Palpatine, le Padawan s’en réjouit : « Moins de discussions, plus d’action. Est-ce un mal ? Il nous sera plus facile de terminer cette guerre ».
Ce parcours adolescent décrit dans la prélogie montre la radicalisation d’Anakin, le combat intérieur contre ses doutes et son obsession pour l’imposition de sa volonté, en particulier pour tenter d’échapper à la mort. Cette représentation de l’enfantement du Mal est à lire en regard de la représentation du Mal en action, mise en scène notamment dans la trilogie originale.
Fort de la compréhension de la trajectoire d’Anakin, il est possible de postuler que la séduction d’Anakin par le Côté Obscur tient peut-être finalement à une modalité esthétique d’expression du pouvoir. Les Jedi agissent discrètement, là où les Sith et l’Empire dans son ensemble déploient une brutalité et un clinquant qui visent à imposer leur loi par la terreur. Terreur politique, mais aussi terreur esthétique, où tout brille, des casques de stormtroopers aux docks d’atterrissage des chasseurs TIE. L’ordre règne, la conformité au plan est totale, rien n’est laissé au hasard. L’incertitude ne peut trouver sa place au sein de l’Empire : tout est rangé, expurgé, droit et froid. Au milieu de milliers de stormtroopers blancs identiques, Vador, dans son armure noire, n’a pas d’égal. Il est immédiatement repérable, reconnu et reconnaissable entre tous. Pour quelqu’un qui a couru toute sa vie après la légitimation de son statut, cette certitude d’être unique, d’être seul en son genre, singleton parmi les ensembles aux composantes innombrables, doit représenter un accomplissement sans précédent. L’Empire, par sa plastique, offre à Vador un écrin pour faire plus qu’exister : tel un diamant noir, il peut enfin briller. Tragiquement.