Par Anonyme

« Lutter, puisque la vie est une âpre mêlée
Où l’on se bat sans fin contre plus fort que soi,
Et marcher le front haut sous la voûte étoilée
Sans se décourager des coups que l’on reçoit. »

Toute histoire commence par un cri

Il est le point de départ : l’opposition, le principe négatif, la colère de laquelle naît l’action et la réflexion. Un cri pouvant revêtir de multiples formes : un murmure inarticulé de mécontentement, celui qui accompagne des larmes de frustration ou de pitié, un cri de peur, de rage ou signalant un trouble, un cri tel un rugissement assuré ou exprimant un profond désir de révolte…

Il procède de notre expérience, bien que variable, qui touche au commun. Que ce soit l’expérience directe – l’exploitation ou le stress au travail, l’oppression au foyer ou dans la rue, les sentiments de solitude, de perte de sens ou d’illégitimités de nos existences aliénées, la peur face à un horizon qui semble continuellement s’obscurcir à un rythme effréné – ou l’expérience indirecte que nous appréhendons via les réseaux, la télévision, les journaux et les livres. Une liste qui n’en finit pas d’atrocités et notre colère explose, chaque jour.

D’où le refus. D’où le principe négatif du A/An /Anti. De cette puissante négation naît la première liberté : notre capacité à refuser, autrement dit à choisir. Ce choix qui nous rend responsable, tant de nos actes personnels que des actes posés en notre nom. Le premier acte libre que nous posons est un cri, et nous apprenons que nous sommes vivants, existentiellement vivants. Le deuxième c’est qu’il nous faut lutter. Puisque nous sommes condamnés.

[Mes cris furent nombreux et chacun m’a forgé. Adolescent, je me suis insurgé contre le carcan du catholicisme familial.

Plus tard, étudiant, c’est la pauvreté qui fit de moi un militant.

Elle me mit à l’école de la répression : les coups, les humiliations, les cellules des commissariats et la violence des tribunaux.

Elle me rendit profondément allergique au pouvoir, à tous les pouvoirs, et plus particulièrement celui qui portait ses plus horribles oripeaux :

le fascisme.]

« Lutter de tout son cœur et de toute son âme,

Sur tous les points du globe, et par tous les moyens,

Contre la renaissance et le retour de flamme

De ce qui reste en nous de préjugés anciens. »

Être condamné à la liberté ne se suffit pas. Nombreux sont les cris qui ne sont que des bruits et d’autres des échos. Le cri est dépendant d’une langue, déterminée et contingente. Héritage pour lequel il n’y a ni vice ni vertu, ni fierté ni honte. Défions-nous des mythes d’une langue ou du silence universel, le plus souvent il ne s’agit que des impasses consacrant l’individu dépouillé. Défions-nous davantage de la race des chauvins qui réduisent le monde aux quelques mots qu’ils connaissent : « tout ce qui ne leur est pas simple leur est impie. Or, il aime jouer avec le feu – des bûchers ».

Rappelons-nous simplement que les langues portent en commun le monde qu’elles colorent de différentes teintes. Ne partageons-nous pas la poésie, le conte et le chant ? Le débat et le prêche ? La plaidoirie et le réquisitoire ? Le dialogue et l’injure ? Toutes les histoires ne parlent-elles pas du désir de la vie bonne, ici et maintenant ?

[Nombreuses sont les histoires auxquelles je crois pour donner du sens au chaos,

Anarchisme, communisme, humanisme,

Dans l’époque spéculaire où le Soi se joue et rejoue constamment,

Quelle est ma part de mauvaise foi, d’affabulation et de mensonge ?

Comment (se) raconter quand tout demande de la mise en scène ?

Malgré cela, ne nous rendent-elles pas réels ?

Sans histoires, ne serions-nous pas simplement des animaux qui mangent et qui dorment ?]

« Lutter contre la peur, contre la maladie,

Contre la profondeur de l’égoïsme humain,

Contre la pauvreté d’un peuple qui mendie,

Contre le désespoir, la misère et la faim.

Lutter contre le joug des maîtres de la terre

Masquant leur dictature en tapageurs discours ;

Contre les trublions, les criminels de guerre,

Aigles noirs de haut vol et répugnants vautours…

Lutter contre les fous qui jouent à pigeon vole

En jetant vers le ciel d’affreux engins de mort…

Et, sans cesse assoiffés de gloire et d’auréoles,

Enchaînant l’avenir au culte du veau d’or. »

Le constat partagé est celui d’une existence toujours plus intenable sous le règne de l’économie mondialisée : approfondissement du désert, intensification de la guerre, partage commun de la tristesse et de l’impuissance que nous procure ce monde. L’urgence réelle ne réside tant pas dans l’ampleur des massacres actuels, ni dans les trois degrés supplémentaires qui s’inscrivent dans les moyennes climatiques, ni même dans la vitesse effarante de l’anéantissement des forêts millénaires. Elle réside plutôt dans l’accélération continue et implacable du ravage de tout ce qui pousse encore, et elle s’étend à l’exacte mesure de notre incapacité à y faire quoi que ce soit. Désemparés, nous nous raccrochons aux vieilles recettes et aux illusions, espérant le retour des anciennes règles du jeu, en restreignant nos vies aux espaces où ces règles semblent encore tenir. Or, se faisant, nous ne faisons qu’advenir le désert au sein des oasis que nous ne cessons de vouloir y aménager.

En somme, nous assistons à une défaite profonde – et sans doute durable – sur presque tous les fronts. Les poches de résistance locale ne pourront perdurer si la victoire des forces dominantes est parachevée partout ailleurs.

Cela n’est pas neuf.

Combien de fois un tel récit ne s’est-il pas produit ?

Combien de fois d’aucuns se sont écriés que la seule et unique fatalité c’est qu’il pouvait y faire quelques choses ? Combien de fois d’aucuns se sont fait librement l’esclave d’une cause ? Un camarade cher à mon cœur ne s’est-il pas écrié : « Nous n’avons pas peur des ruines. La terre sera notre héritage, cela ne fait pas le moindre doute. Que la bourgeoisie fasse sauter son univers avant de quitter la scène de l’Histoire! » ?

Et contre toute attente, contre tous les pronostics, l’Histoire a été, si pas déjouée, contredite – au moins pour un temps.

[Je me retrouve dans un monde où les choses blessent ;

Un monde où l’on m’exhorte à lutter ;

Un monde où tout semble se jouer entre l’effacement ou le triomphe.

Je me découvre, en tant qu’homme, plongé dans un univers où les mots s’effilochent de silence ;

Un univers où l’autre, sans relâche, s’érige en barrière.

Derrière moi, il n’y a que les spectres, implacables, qui me regardent ;

Et face à cela, il n’y a que ma liberté, implacable, qui me renvoie à moi-même.]

« Lutter pour le succès des causes généreuses,

Pour l’idéal de paix dont on a la fierté,

Pour le destin meilleur des plèbes douloureuses,

Pour le bonheur du monde et pour la liberté.

Lutter jusqu’à la fin du rêve ou du poème

Qui soutient notre cœur et l’enflamme en secret…

Et quand on n’est plus rien que l’ombre de soi-même,

Sourire à la jeunesse et partir sans regret ! »

(Eugène BIZEAU – Lutter)

L’optimisme est une discipline de combat.

À très vite, donc. 

Sommaire du numéro