Luttes, histoire, mémoire et gaieté

Par Vincent Scheltiens

Pour aller droit au but : je crois en la lutte collective pour le changement de société. Cela n’a bien sûr rien à voir avec une croyance religieuse, ni avec l’une ou l’autre dimension métaphysique. La base de ma conviction – car cela me semble un terme plus approprié – est plutôt historique et empirique. La métamorphose des gens individuellement vulnérables, des opprimés et des exploités, en une force collective avec une conscience « pour soi ». Se lever ensemble et dire non. Parce qu’il faut oser dire non, au lieu de « oui, mais ». Et la dynamique qui en découle. Oui, cette force peut parfois être dévastatrice. Mais l’énergie et la joie qui émanent de la lutte collective sont contagieuses, puissantes et indispensables pour changer le monde structurellement, un projet qui pour moi continue à s’appeler socialisme. Je crois que lutter ensemble fait progresser la conscience émancipatrice à grands pas et à grande vitesse.

Je citerai très brièvement deux exemples historiques, l’un dans la première moitié du siècle dernier, l’autre au début de celui-ci.

Un. Espagne, juillet 1936. Les militaires soutenus par le fascisme international, le capital, l’Église et les grands propriétaires terriens organisent un coup d’État. S’il a échoué, c’est essentiellement parce que des masses de gens simples ont dit « non » et se sont organisées, pour ainsi dire en salopette et en espadrilles, au moment où toutes les institutions et structures de l’État et du gouvernement implosaient. Monter des barricades, se procurer des armes, former des comités, prendre le contrôle de l’économie… tout cela a été possible pendant un moment.

Deux. Encore l’Espagne, cette fois en mai 2011. Face à un mélange étouffant de mesures d’austérité dures imposées par l’Europe et le gouvernement espagnol, et de corruption rampante au sein de la caste politique, des masses de gens, la plupart d’entre eux des jeunes, sans expérience, sans projet politique ni organisation, descendaient dans les rues et sur les places, pour les occuper, pour s’y organiser et pour mettre sur pied des structures et un fonctionnement, à la fois contre-pouvoir et préfiguration d’un monde égalitaire.

Pas mal… mais attendez, me direz-vous. Ces deux mouvements se sont soldés par un échec. La révolution de 1936, que l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger appelait « le bref été de l’anarchie », a été torpillée de l’intérieur, et il reste à savoir si elle pouvait résister militairement à la prépondérance du camp adverse. Et ces rues et ces places, les indignés du 15-M ne pouvaient pas y vivre en permanence. Et de la traduction politique de ce mouvement somme toute éphémère, que reste-t-il ?

Ces échecs m’amènent au point suivant. Comme soulignait le philosophe et militant révolutionnaire Daniel Bensaïd, l’action de ceux et celles qui voulaient changer le monde s’est autant inspirée d’un espoir libérateur que de la mémoire des révolutions échouées, des défaites subies, des rêves brisés et de la dette contractée à l’égard des vaincus de l’histoire 1.

Pour ma part, cette mémoire des révolutions et luttes échouées, c’est l’histoire de ma famille, depuis le soulèvement dans le Nord de l’Espagne des mineurs en octobre 1934, la guerre civile de 1936 à 1939, suivi de presque quatre décennies de lutte contre une dictature qui ne semblait guère déranger ailleurs, et aussi cette parenthèse belge qui s’est ouverte au printemps 1937 lorsqu’un enfant qui allait devenir mon père est arrivé ici à l’âge de huit ans. Je suis conscient qu’il s’agit là d’une dimension tragique, mélancolique, mais qui renforce les luttes, qui fait tenir, loin des certitudes téléologiques mais aussi de toute fatalité et de désespoir.

Ce qui m’amène à mon dernier point, le grand et le banal, l’horizon et le quotidien. Toujours Daniel Bensaïd (de façon même euphémique, dirions-nous aujourd’hui) : « Aux balances des probabilités, la barbarie n’a pas moins de chances que le socialisme. » Tenir et continuer, vouloir changer le monde, est certes volontariste mais ni hasardeux, ni fou, au contraire : complètement fondé sur la raison 2. Et ce n’est nullement une activité triste. Tout en s’engageant pour les grandes causes, écrivait Rosa Luxembourg, il faut « rester un être humain », maintenir la gaieté et se réjouir de chaque belle journée et de chaque beau nuage 3.

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