Les autres Venir. Se donner des nouvelles.

Par Gaëlle Henrard

À quelques personnes
et à beaucoup d’autres

Après avoir mis en gestation la question que j’avais moi-même posée, m’engageant aussi à y répondre. Après être passée par le stade de l’illégitimité m’estimant largement chanceuse professionnellement, socialement, économiquement, affectivement, tout ça… (ô culpabilité quand tu me tiens !). Après m’être promis de ne pas m’épancher ici en mode « journal intime » tout en assumant la part intime inhérente à l’exercice. Il me fallait répondre. Or, si j’ai posé cette question c’est précisément parce que je mène moi-même cette quête de sens et d’espoir. Le sens à ce qui, à mes yeux, n’en a pas, en soi. Pour autant, rien n’interdit de le chercher encore… ou de le faire.

Sur ma liste de départ de « choses qui font tenir », aucun item en lui-même n’emportait ma conviction. Aucun ne suffisait. En revanche, une chose, aussi banale qu’essentielle (et possiblement un peu niaise mais au diable ces vilains jugements !) me revenait, systématiquement la même : beeen, les autres ! Cet exercice lui-même, d’avoir voulu solliciter d’autres que moi pour tracer des pistes qui aident à tenir, c’est d’ailleurs à cette même réponse qu’il semblait conduire, renforçant un même sentiment : les autres tout autour. Qui eux-mêmes semblent essayer d’y croire, en y arrivant manifestement de temps à autre.

Ma Mamie, Irma Linthout, avec ses camarades de la JOC, 1940.

Compagnons de route, ami·es, famille, collègues, etc. Avec ou sans désaccords. Avec ou sans plaisir. Avec ou sans préférence. On se sent compter et on compte sur. Comme des livres sur une étagère, surtout les plus fins d’entre eux, parfois aussi les plus grands, c’est ensemble, accolés les uns aux autres, qu’ils tiennent. Comme un pont de Léonard de Vinci qui se porte sans clou ni vis, le côté droit tenant sur le côté gauche et inversement.

Aussi, on vient, et on reste… certes pour le projet à construire, l’idée et les valeurs à défendre, la pratique proposée. Oui bon, parfois par obligation ou même par culpabilité… Mais se pourrait-il aussi qu’on vienne « juste » parce qu’il y a les autres. Parce qu’un·e tel·le sera là et comptera sur notre présence ou en sera heureux·se, comme nous compterons sur la sienne. Dans un sentiment d’importance qu’on se donne mutuellement, pour soutenir une proposition, une initiative. Cette idée, je crois, m’engage plus que toute autre. Je viens parce qu’il y aura, sans doute, les autres, vis-à-vis desquels je décide de prendre engagement. Aussi parce que je les aime bien, quand même, chacun.e empêtré.e dans sa vie particulière.

Et sinon… marcher sur les terrils, nos montagnes liégeoises, prendre un peu de hauteur et respirer

Si j’observe autour de moi celles et ceux qui tiennent le moins bien, ce sont, me semble-t-il, les personnes les plus isolées. Parfois celles qui se sont trouvées prises dans des engrenages délétères, qui ont essuyé des accidents de parcours, vécu des traumatismes, dans des corps qui marchent moins bien, toutes ces choses que notre société juge encore si durement et pardonne ou accompagne trop peu, trop mal. Parfois des personnes qui depuis toujours n’ont que trop peu bénéficié de l’attention, de l’affection, de l’entraide, toutes ces choses un peu désuètes qui aident, avec et par les autres, à remettre d’aplomb, à tenir droit. Des enfants, des adultes qui à un moment donné ont été laissés seuls. Il n’y a pas que ça bien sûr, mais c’est important.

Puis, au cours de ces réflexions, j’ai entendu ceci : il semblerait que « le sens d’une vie se mesure à l’échelle de la collectivité qui la fonde 2 » et qu’on se suicide parce qu’on n’appartient pas… ou on ne se sent pas appartenir à quelque chose. À une communauté, une religion, une histoire, une équipe, une famille, un groupe, une classe, un pays, un paysage, une vue, une maison, un monde… (liste personnelle). Ne s’agirait-il pas alors d’avoir quelque chose à proposer qui soit à la hauteur des solitudes, de rendre de la consistance à des groupes et à des projets réellement collectifs en lesquels on puisse croire, c’est-à-dire faire confiance et auxquels on puisse tenir ?

Depuis le terril Batterie Nouveau.

Si, plus qu’auparavant, je m’agace des accusations de communautarismes (sous couvert de libération des individus), c’est peut-être qu’elles me semblent passer à côté de ce que permet, et promet, la « communauté » en tant que collectivité (quel que soit l’objet qu’elle se donne) à des individus isolés, atomisés, souvent privés de toute forme de solidarité (à commencer par celle que les États, passant à côté de leur devoir, n’assurent plus). Elle est criblée de défauts la communauté, forçant à ses lois et ses manières de penser et de faire, influençant, intimidant et faisant taire parfois, mais elle est aussi, pour quantité d’individus, une fameuse force de désincarcération de leur isolement, un horizon.

Se demander ce qui fait tenir, c’est aussi considérer, accepter, que des fois, plus ou moins souvent, on ne tient pas. Ça ne marche pas, ça ne veut pas. On est vulnérables, fragiles, on vacille ou on craque. Mais si je repense à ce qu’écrit la philosophe du soin Cynthia Fleury, je perçois que cela peut devenir une source, une opportunité, incessamment renouvelée, de nous rendre capables. Elle porte en effet une vision de la vulnérabilité qui n’est pas « déficitaire ». Elle est à son sens « une combinaison d’hyper-contraintes, qui sont souvent d’emblée dévalorisées, stigmatisées par la société comme étant non-performantes, invalidantes et créatrices de dépendances. Mais elle nous invite, nous, les “autres”, à mettre en place des manières d’être et de se conduire, précisément autres, aptes à faire face à cette fragilité pour ne pas la renforcer, voire pour la préserver, au sens où cette fragilité peut être affaire de rareté, de beauté, de sensibilité extrême. Ce qui est donc intéressant dans la vulnérabilité, (…) c’est qu’elle invite l’homme (…) à produire un geste plus soucieux de la différence de l’autre : elle fait naître chez nous une préoccupation, une attention, une qualité inédite de présence au monde et aux autres 3 ».

Ainsi, moi-même je tiens. D’autres tiennent. Et ensemble nous tenons. Et si je ne me suis personnellement jamais vraiment affirmée ou définie dans la catégorie « militante » au sens strict du terme, je pense en revanche être engagée notamment à essayer que des choses tiennent ensemble.

C’est à ce stade, la réponse la plus satisfaisante que je puisse (me) donner.

Et sinon… marcher sur les terrils, nos montagnes liégeoises, prendre un peu de hauteur et respirer.

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