
Ce jour-là nous marchions.
Ce jour-là nous marchions dans la rue, couronnés d’optimisme et d’un espoir tout neuf, né de voir avec nous 120 000 personnes marcher.
Ça sentait le froid, la joie, la bière ; ça sentait le pétard pirate et le pétard tout court, ça n’avait ni langue ni couleur ; ça faisait beaucoup trop de bruit, ça faisait de grosses blagues grasses ; ça ressemblait à mon pays debout… et c’était beau.
Alors oui, on était là contre l’extrême droite au gouvernement, contre la loi des riches et pour cette couverture sociale tellement détricotée qu’elle finit aujourd’hui par couvrir les plus pauvres comme de minuscules petits strings de pute, les obligeant à tortiller du cul pour qu’on leur crache au visage de quoi manger. Oui, c’est vrai, c’est pour ça
qu’on était là.
Mais pas uniquement.
On était là par envie d’exister, putain.
D’avoir un rêve, une quête, un avenir.
un monde à conquérir.
un truc grand, fort et beau,
un truc qui nous dépasse et nous tire vers le haut,
Un truc qui nous permette enfin de calmer cette envie de mordre dans le ciel,
Un combat, même perdu d’avance, qui donne du sens à tout ce bordel.
Ce soir-là aux infos, ils parlaient de 120 000 manifestants et de 30 méchants casseurs, mais ce n’est pas ce que j’ai vu.
Moi, j’ai vu 120 000 colères légitimes et 120 000 manières différentes de l’exprimer.
Alors évidemment sur cent mille personnes vous trouverez toujours un ou deux pyromanes et pas mal de mecs qui ont du mal à gérer leur agressivité, c’est sûr, mais ils font partie du peuple, de ce peuple que j’ai vu, entre la gare du Nord et celle du Midi, comme 120 000 peaux-rouges à l’assaut du train où vont les choses.
Et ce que la télé ne vous a pas dit, c’est que toutes ces pierres qui volaient, ces gaz et ces bagnoles en flamme, tout ça…
Tout ça c’est la faute à l’espoir,
Tout ça c’est la faute à l’envie de changer le monde,
les hommes, l’Histoire, de donner du sens à la vie,
C’est la faute au feu dans le ventre qui peut nous rendre plus grand que nous,
C’est pas la faute aux rêves brisés mais à ceux qui restent debout
Alors pensez la prochaine fois qu’on vous vendra des flammes aux infos
qu’étrangement, ce qui nous rend violents, c’est aussi ce qui nous rend beaux.
De l’autre côté des rails de train, de l’autre côté de la place Bara comme de l’autre côté du monde, sur un petit banc de pierre avec une petite casquette, il y avait un petit gars. Un fils de pauvre. Élevé dans un siècle où l’on pense que la culture est un luxe, que l’éducation populaire est accessoire, que la philosophie ne sert à rien, un siècle où l’on pense que c’est une bonne idée de ranger les pauvres par couleur et par ethnie, de séparer les cours de religion, et d’attendre sans rien faire que tout ce petit monde se haïsse lentement. Un pauvre élevé par des parents usés par le travail de misère, avec cette télé allumée 24 heures sur 24, lui rappelant sans cesse qu’il a la gueule de l’ennemi, comme à peu près tous ceux qu’il aime.
Et bien, le petit gars… il sent grandir quelque chose en lui.
Comme une envie d’exister, putain.
D’avoir un rêve, une quête, un avenir.
un monde à conquérir.
un truc grand, fort et beau,
un truc qui le dépasse et le tire vers le haut,
Un truc qui lui permette enfin de calmer cette envie de mordre dans le ciel,
Un combat, même perdu d’avance, qui donne du sens à tout ce bordel.
Et bien dans le quartier, il y a des mecs qui ont des réponses pour lui.
Des réponses qui le réchauffent, des réponses qui le rassurent, des réponses qui le font se sentir moins con, moins pauvre et moins seul.
Un jour, dans deux mois ou dans deux ans,
Le petit gars explosera dans une rame de métro.
Et quand la télé vous repassera en boucle des images de gens comme vous et moi couverts de cendres et de sang… rappelez-vous.
Tout ça c’est la faute à l’espoir,
Tout ça c’est la faute à l’envie de changer le monde,
les hommes, l’Histoire, de donner du sens à la vie,
C’est la faute au feu dans le ventre qui peut nous rendre plus grand que nous,
C’est pas la faute aux rêves brisés mais à ceux qui restent debout
Alors pensez la prochaine fois qu’on vous vendra des flammes aux infos
qu’étrangement, ce qui nous rend violents, c’est aussi ce qui nous rend beaux.
Au même endroit, dix ans plus tard
Tiens c’est vrai, ça…
Vous l’avez vu ces derniers temps, ce fameux espoir dont je parlais il y a dix ans ?
Vous avez de ses nouvelles, vous ?
Je sais qu’il a déserté les chansons, les livres et les scènes de théâtre, que c’est presque devenu un gros mot. Je sais qu’on ne le croise plus dans la rue.
Les gens ont autre chose à faire que d’espérer, et on ne peut pas leur en vouloir.
Comme il n’en restait pas beaucoup, les gens ont gardé leur espoir pour eux. Et puis pour leurs enfants, aussi. Alors on voit encore passer l’espoir en version monoplace, parfois en format familial, c’est vrai, mais l’espoir collectif semble avoir disparu.
À force de moquer ses formes les plus douces et de diaboliser ses formes les plus dures, l’espoir s’est tu. La capacité à imaginer un lendemain meilleur ferme sa gueule, assise au fond de la pièce, les mains sur les genoux. De toutes façons elle ne sait plus quoi dire. Personne n’a la moindre idée de quoi proposer pour demain, alors… à quoi bon.
Mais ce n’est pas la faute des gens.
Les gens n’ont pas perdu leur espoir comme ils perdent leurs clés ou leur droit au chômage, non.

Les gens ont perdu l’espoir parce que ceux dont la mission était de protéger la flamme l’ont laissée s’éteindre. Ceux que nous choisissons tous les cinq ans pour nous proposer un futur ont laissé crever l’espoir de faim. À force d’acceptation, de compromission et de lâcheté, ils ont laissé tomber l’idée de nous proposer un truc grand, fort et beau pour demain. Parce que ça fait peur. Parce qu’on risquerait de se tromper. Parce qu’il ne faudrait pas perdre son boulot.
Aux chiottes, les rêves. Il faut être réaliste, enfin. Le paradis et les anges, c’est pour les neuneus et les terroristes. La conscience, pour les hippies. Le grand soir pour les jaloux. C’est comme ça, on n’y changera plus rien. Ne soyons pas mauvais perdants…
Pourtant on ne leur demandait pas forcément que leur version de l’espoir fleurisse.
On leur demandait juste de le nourrir, d’imaginer un futur qui nous fasse comme une étoile polaire, une raison de nous lever le matin, ou même juste une histoire pour nous coucher le soir. Même ça, ça aurait suffi.
Mais trop occupés à se battre entre eux pour garder leurs postes, ils ont oublié le feu dont ils avaient la charge.
À l’heure précise où j’écris ces lignes, 10 ans après l’espoir, Donald Trump est en train de prêter serment pour la seconde fois et, en une fraction de seconde, face à la télévision, mon sang se glace :
Aux alentours du Capitole, dans la foule amassée sous un écran géant dégoulinant de lignes et d’étoiles, rougeaud et ivre de joie dans le froid polaire… j’ai vu l’espoir applaudir.
À force de brimade et d’oubli, l’espoir a dû suivre ceux qui parlaient encore d’un futur radieux. Un futur hébété, stupide et dangereux, mais un futur quand même. Une Amérique great again, une splendeur de toutes les Russies, le moindre bled paumé, mais sans noirs et sans arabes, surtout pas musulmans. Un lendemain qui chante horriblement faux, c’est toujours un lendemain qui chante.
Ainsi donc nous avons laissé l’espoir aux fachos.
Si nous voulons survivre cette fois, il va falloir aller le rechercher avec les dents. Il va falloir que nous, tous autant que nous sommes et sans nous embarrasser de légitimité, nous les ouvriers, les historiens, les artistes, les sociologues, les techniciens de surface, les artisans, les penseurs et les penseuses de tout poil et de toutes les couleurs, nous qui chaque jour ressentons au creux de nos ventres l’absolue évidence que notre monde implose, que nous cessions tout séance tenante… et que nous réfléchissions à un monde à proposer pour demain.
Notre système ne fonctionne plus. La démocratie représentative prend l’eau de toutes parts. Le machine-travail mâche des êtres humains et recrache des cadavres. La logique de marché brûle tout sur son passage comme un feu de forêt.
Il est primordial d’inventer autre chose.
Totalement autre chose. Pas une énième « mesure forte » pour faire pencher la balance, non. Mettre un grand coup de pied dans la balance. Démonter la balance. Avoir le courage d’inventer une nouvelle manière de produire, de distribuer, de travailler, de consommer, de vivre et de se supporter les uns les autres. Accepter de perdre des privilèges, aussi. Proposer quelque chose pour demain. Il n’existe absolument rien de plus important aujourd’hui.
Ce n’est pas de la poésie, non. Encore moins de la naïveté. C’est de la survie.
La survie, ça ressemble un peu à l’espoir.