Sois jeune et tais-toi C’est quoi être jeune en 2024 ?

Entretien avec Salomé Saqué

Propos recueillis par Miléna De Paoli et Gaëlle Henrard le 14 octobre 2023

Véritable journaliste engagée, Salomé Saqué s’intéresse particulièrement aux questions politiques, économiques et environnementales. Elle travaille entre autres pour les médias en ligne Blast et Socialter. En mai 2023, elle sort son premier livre, Sois jeune et tais-toi, dans lequel elle fait état de la jeunesse française actuelle, et aborde les critiques qui lui sont faites.

Dans cet entretien, elle revient sur les difficultés, les aspirations et les combats des jeunes aujourd’hui.

Quelle est votre représentation de la jeunesse actuelle ?

Il faut avant tout préciser qu’il n’y a pas une jeunesse, mais des jeunesses. Tous les jeunes ne se ressemblent pas : ils ont des opinions politiques diverses, ont des origines sociales différentes… C’est une catégorie extrêmement large, et traversée par énormément de fractures. Mais il y a aussi des composants qui relient ces jeunesses et qui peuvent nous aider à mieux les comprendre. C’est ce que j’ai voulu faire dans Sois jeune et tais-toi : montrer les éléments de contexte auxquels tous les jeunes doivent faire face, même si ce n’est pas forcément de la même manière, et dresser un paysage.

Le premier composant, selon moi, est l’instabilité économique dans laquelle ils se trouvent. En France, c’est extrêmement frappant : les jeunes constituent la majorité des files d’attente pour de l’aide alimentaire, alors que les 18-29 ans sont deux fois moins nombreux que les plus de 60 ans. C’est une donnée qu’on retrouve dans beaucoup de pays dits « développés ». Les jeunes sont aussi les premiers abonnés aux emplois précaires, instables, difficiles, pénibles et mal rémunérés. Par ailleurs, cette pauvreté perdure plus dans le temps : nous mettons plus de temps que nos aînés à accéder à un emploi stable, bien rémunéré, et à une position qui soit satisfaisante. S’ajoute à cela des emplois qui n’ont plus aucun sens dans le cadre de la crise économique, politique et écologique dans laquelle nous nous trouvons.

Un autre élément est la crise écologique. En 2021, The Lancet Planetary Health a sorti une étude1 qui montre qu’un jeune sur deux à travers le monde souffre d’éco-anxiété. Ce n’est pas qu’une donnée française ou belge, ça traverse les pays. Quel que soit votre milieu social, votre territoire, votre genre, vous serez confronté aux conséquences du réchauffement climatique. Et c’est ce qui inquiète les jeunes. Tous ne sont pas conscients au même degré, mais tous ceux que j’ai pu rencontrer dans le cadre de l’enquête sont conscients que l’horizon est sombre.

On a des jeunes qui ont de plus en plus de difficultés à imaginer un avenir qui est désirable. Je pense que l’on touche du doigt un pessimisme générationnel qui a été accentué avec la pandémie.

Le manque de projection dans le futur est également très important. On a des jeunes qui ont de plus en plus de difficultés à imaginer un avenir qui est désirable, positif, ou meilleur que celui de leurs parents ou grands-parents. Je pense que l’on touche du doigt un pessimisme générationnel qui a été accentué avec la pandémie. Cela a donné lieu à une explosion des troubles de la santé mentale, et ce n’est pas qu’un phénomène français. Là encore, les jeunes ne sont pas pris au sérieux. En tous cas en France, il y a un manque d’infrastructure et de considération pour ces jeunes dans l’espace public.

Le dernier élément, c’est le contexte géopolitique sombre, avec un enchaînement de difficultés qui s’additionnent et créent un sentiment d’oppression. Avec, par exemple, une guerre en Europe ou le conflit israélo-palestinien qui a repris en violence. Et puis, il y a le terrorisme, que j’ai par ailleurs choisi de traiter dans le livre. Il faut imaginer ce que c’est que d’avoir dix ou quatorze ans, et de voir qu’il y a des actes de guerre sur son territoire, de grandir avec cette idée-là.

Malgré ce que l’on peut entendre, on constate que les jeunes ne sont pas dépolitisés, loin de là. En revanche, sur la question du vote et du jeu politique, ils se disent désillusionnés et n’en voient pas l’intérêt. Quel est votre regard sur la situation ?

C’est important de le préciser : les jeunes ne sont pas du tout dépolitisés. C’est un discours que l’on entend énormément en France : ils ne seraient pas intéressés par la politique parce qu’ils ne votent pas. L’idée que se politiser équivaut à voter est très ancrée. Mais ce n’est pas ce que disent les politologues que j’ai pu interviewer, qui expliquent que la politisation des jeunes passe par d’autres choses, notamment par l’associatif, le choix professionnel, le boycott… On constate en effet un désengagement massif du vote qui est dû à une crise de la confiance vis-à-vis de la démocratie représentative et des institutions en France, une crise qui ne touche pas que les jeunes. Ce qu’on oublie également, c’est que depuis que la Ve République existe et que nous avons accès à ce type de données, les jeunes ont toujours moins voté. C’est un moment où l’on se construit, on est géographiquement dispersé, on a peut-être des préoccupations premières où l’on ne trouve pas forcément celle de voter.

Portrait de Salomé Saqué © Clementine Schneidermann

Il n’y a par ailleurs pas la même culture du vote selon les générations. Le politologue Vincent Tiberi a étudié la question et montre que, dans les années après la Seconde Guerre mondiale, le vote n’était pas considéré comme un droit mais comme un devoir. C’était la manière de s’exprimer démocratiquement. Mais ce système a tellement montré de limites et de déceptions que de plus en plus de personnes, et notamment de jeunes, n’ont pas intégré cette culture politique et ne voient plus le vote comme incontournable. Je pense que ce qui manque à la démocratie représentative aujourd’hui, c’est de donner ce sentiment d’efficacité et de changement profond, soudain, concret.

La plupart des plus jeunes que j’ai pu rencontrer ne pensaient même pas le système politique. Les jeunes en ont une perception qui est celle de la corruption, de l’inefficacité, du mensonge. Ils ne pensent pas que le changement passe par les urnes. Ils sont prêts à s’engager, mais certains préfèrent aller manifester parce qu’il y a un enjeu spécifique qui les intéresse et sur lequel ils veulent voir un changement, plutôt que d’aller voter. C’est réellement une question de croyance en l’efficacité de l’appareil politique, et je pense qu’il a failli à prouver qu’il pouvait aussi défendre les intérêts des nouvelles générations. D’autant plus que ce système exclut particulièrement les jeunes : les candidats leur parlent rarement ; ils ont tous la prétention de leur parler, mais qui, parmi eux, fait des propositions concrètes, ou prend en compte leurs aspirations ? Tout ceci engendre un sentiment de déconnexion totale, raison pour laquelle les jeunes ne votent pas.

La politisation des jeunes passe par d’autres choses notamment par l’associatif, le choix professionnel, le boycott…

Et lorsqu’ils votent, ils le font très différemment de leurs aînés. Nous l’avons observé à la dernière élection présidentielle et aux législatives : la majeure partie s’abstient, c’est aussi un élément de rejet. Ensuite, les jeunes votent surtout écolo, puis à l’extrême droite.

Quelle est votre interprétation de ce vote des jeunes qui préfèrent voter extrême droite ?

Tout d’abord, je pense qu’il n’y a pas la même mémoire de l’extrême droite selon les générations. L’extrême droite française est inscrite dans un parti qui a été antisémite, très ouvertement raciste, qui a été infréquentable pendant des années et qui l’est encore dans la tête de beaucoup de personnes plus âgées. Les jeunes n’ont pas cette histoire-là. Face à l’extrême droite, ils sont peut-être plus réceptifs à la dédiabolisation, qui est une stratégie politique très documentée de l’extrême droite.

Ce sont aussi des partis qui parlent d’une forme d’angoisse existentielle, qu’à titre personnel je ne partage pas. Leur récit repose sur un « autre » qui serait la source de nos problèmes quotidiens, et qu’en nous battant nous pouvons y arriver. J’ai interviewé quelques jeunes d’extrême droite, dont un qui avait été victime de problèmes sociaux sans trouver de l’aide auprès des pouvoirs publics. Il a fini par s’en sortir. À partir de là, il cherchait des coupables à ce qui lui était arrivé. Je schématise quelque peu, mais je pense qu’il y avait de ça dans son témoignage. Même si, encore une fois, expliquer ne justifie pas.

Et puis, je pense qu’il y a aussi des déçus de la « Macronie ». En 2017, Macron était vu comme un président jeune, soutenu par les jeunes, et il renvoyait une autre image de ce qu’on avait connu jusqu’alors. Cela a donné un vent d’espoir qui a fait beaucoup de déçus. Les jeunes se sont éloignés de ces partis-là.

Ça me semble important : augmenter tous les minima sociaux qui donnent aux jeunes des conditions décentes de vie.

Il ne faut pas non plus sous-estimer la culture web de l’extrême droite, au travers des réseaux sociaux. Certains jeunes se radicalisent simplement parce qu’ils tombent dans des bulles de filtre, notamment de jeunes hommes, masculinistes, qui se radicalisent à cause d’influenceurs, qui ont l’air « cools » et qui propagent des idées d’extrême droite. Tout ceci crée une polarisation du vote des jeunes que j’ai essayé d’étudier.

Selon moi, il y a trois récits politiques qui ont du succès. Il existe celui de l’extrême droite, qui est en fait un récit nostalgique d’une France qui n’a pas existé. Il y a le récit plus à gauche, qui est celui d’une France de la sobriété, de l’écologie, peut-être de travailler moins, d’être dans une création de société vue souvent comme un peu utopique. Et puis, il y a sans doute la voie du « solutionnisme technologique », plus dans la veine de Macron, qui est de dire que la technologie va nous sauver. Et je pense qu’actuellement, il n’y a aucun de ces trois récits qui arrive à rassembler une majorité de jeunes.

Une proposition politique concrète ?

Dans le cas français, ce serait de créer des minima sociaux pour les jeunes, en sachant que le RSA2 n’est pas accessible pour les jeunes avant 25 ans. Des bourses étudiantes et aides au logement existent, mais il n’y a pas d’alternative au RSA pour les jeunes. Lorsqu’autant de jeunes vivent sous le seuil de pauvreté, cela doit nous interpeller et devenir une priorité. Cela a été plébiscité par de nombreux sociologues qui sont spécialistes de ces questions et que je cite dans le livre. Ce n’est donc pas ma mesure, mais ça me semble fondamental : augmenter tous les minima sociaux qui donnent aux jeunes des conditions décentes de vie. Car on en arrive à un point où les associations ne peuvent plus prendre en charge tous les bénéficiaires, notamment les Restos du Cœur qui ont tiré la sonnette d’alarme récemment. Cette précarité peut engendrer des problèmes de santé, l’arrêt des études, l’interruption du travail… Ce sont des conséquences énormes et dramatiques, il faut donc prendre cette question au sérieux.

Couverture du livre : Sois jeune et tais-toi, de Salomé Saqué
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