Quelles « résonances » pour ces exigences ? Méthode et traitement ​des données récoltées

Par Céline Redonnet

Qu’est-ce qui vous semble urgent et important de changer dans la société aujourd’hui? Cette question, nous l’avons posée des centaines et des centaines de fois durant l’année 2023, sous un soleil de plomb ou sous une pluie battante, dans des festivals, dans le froid de l’hiver berlinois au cours d’un voyage pour la mémoire, lors d’animations à la Cité miroir ou dans des établissements scolaires, et au fil des nombreuses rencontres et actions de notre association. En dix mois, nous avons ainsi recueilli 1 362 exigences de citoyens et citoyennes de tous âges et de toutes origines (sociales, géographiques, culturelles, etc.). N’ayant aucunement la volonté de produire une enquête sociologique, cette récolte nous la voyons comme « une prise de température » de leurs doléances.

Qui sont les voix de « Porte-voix » ?

Outre les personnes ayant participé à des animations et des voyages dans le cadre de groupes constitués, scolaires ou associatifs, nous avons très majoritairement recueilli la parole de personnes qui sont « venues à nous » lors d’actions dans l’espace public ou dans le cadre de festivals (78%), et dont beaucoup ne connaissaient pas notre association. Convaincues de l’intérêt de notre démarche, elles ont accepté de nous confier une part de leur intimité, de ce qu’elles vivent au quotidien et de formuler leurs exigences à transmettre aux représentants et représentantes politiques.

Nous avions fait le choix de ne recueillir que le prénom des participants et participantes et de leur proposer de se décrire selon les critères qui leur importaient (et non pas, comme on a coutume de le faire, selon le statut social souvent défini par une « fonction » au sein de la société). Cette initiative a été fort appréciée, les gens se sentant probablement plus légitimes de s’exprimer sur un sujet non en tant qu’« expert » ou « experte », mais en tant qu’ « acteur » et « actrice » de celui-ci. La liberté leur était laissée de s’exprimer et d’exiger sur ce qui les touchait intimement ou dans leur vie quotidienne, et pas seulement sur un sujet « connu » par le biais d’une profession, par exemple.

Dégager des tendances

À l’issue de la récolte, toutes les paroles ont été encodées afin d’être analysées, exposées et relayées aux représentants et représentantes politiques en 2024. Chaque exigence a été classée dans une ou plusieurs thématiques, ce qui nous a ensuite permis de dégager quatre grandes « tendances » : les questions socio-économiques (19%) ; la lutte contre toutes les formes de discriminations – sexisme, racisme, validisme – (18%) ; l’éducation, la formation et les actions liées à l’enfance et à la jeunesse (16%) ; la mobilité et l’environnement (14%).

Cette action a majoritairement concerné les adultes (70%), mais il nous a semblé important de collecter également la parole des plus jeunes. Ceux-ci se sont d’ailleurs principalement exprimés sur le fonctionnement de l’éducation et de la formation (contenus des programmes scolaires, activités artistiques et sportives à l’école, soutien aux élèves en difficulté, inclusion, lutte contre le harcèlement…), ainsi que sur les discriminations et l’environnement.

Tenter de comprendre et jeter des pistes

Le traitement des données a permis de constater que, dans tous les contextes et dans toutes les tranches d’âge, plus de 2/3 des participants étaient des femmes (64%). Il serait hasardeux de proposer une ou plusieurs hypothèses à cette surreprésentation, notre méthodologie ne le permettant pas. Néanmoins, quand on se rappelle que les femmes sont encore sous-représentées dans les postes à responsabilités des partis politiques (toutes tendances confondues), des institutions représentatives, des syndicats et des associations militantes, on ne peut que se réjouir que ce projet ait permis à celles-ci d’exprimer leurs exigences.

Comme nous l’avons souvent dit lors de nos échanges, le projet « Porte-voix » n’est pas une énième tentative de « démocratie participative », il n’a pas pour vocation de changer le monde, ni même la vie politique belge. Il n’a pas non plus permis d’améliorer le quotidien des personnes participantes, et n’a pas apporté de réponses concrètes aux nombreux problèmes dont nous avons eu connaissance. Cependant, sans avoir la prétention de (ré)concilier les citoyens et citoyennes avec les institutions politiques et leurs représentants, ce projet visait notamment à susciter un intérêt pour ce sujet et notamment la nécessité de s’engager, à la mesure de nos capacités et besoins, pour faire entendre nos exigences, peu importe notre âge, notre statut et nos origines. Il s’agissait de réinvestir le lien social. Comment en effet construire une démocratie viable dans la défiance et la distance mutuelle des citoyens et citoyennes ? Ainsi, au fil de nos rencontres, il m’a semblé que ce dispositif apportait un espace d’écoute, d’expression et de revendication que de très nombreuses personnes ne trouvent pas ou plus dans les organisations traditionnelles.

Par ailleurs, donner du temps pour écouter, faire preuve d’empathie pour tenter de comprendre des situations complexes, considérer avec respect les idées d’autrui et se nourrir des différences, cela a parfois contribué, modestement, à (re)donner confiance à certaines personnes en leur capacité à penser, proposer et agir, peu importe ce qu’elles font ou qui elles sont. Or, que les citoyens et citoyennes aient confiance en eux et en elles me semble être une condition fondamentale de la démocratie. Seule la confiance peut donner suffisamment de liberté pour croire en les autres, y compris en celles et ceux qui nous représentent, et en notre capacité à changer le monde.

Entrer en « résonance »

Ce « glanage » d’exigences durant des mois a impliqué d’en accepter le caractère imprévisible. Nous ne pouvions prévoir le type de public que nous rencontrerions et la nature des exigences qui nous seraient transmises, ce qui a demandé une grande adaptation des « récoltants », mais a aussi été source de discussions souvent touchantes et toujours enrichissantes. 

Pour Hartmut Rosa, la crise démocratique que traversent nos sociétés serait liée à un déficit de « résonance » de nos représentants et représentantes politiques et des citoyens et citoyennes. Une solution proposée par le sociologue serait d’adopter une relation au monde et aux autres différente : se laisser « appeler », écouter et se laisser transformer par ces interactions. « La démocratie ne fonctionne que quand on la pense et qu’on la vit comme une figure de la résonance. Les citoyens écoutent et se répondent. Je dirais même que la démocratie exige la résonance1. »

Nous remercions sincèrement toutes les personnes qui nous ont accordé du temps et de la confiance en nous livrant une part d’elles-mêmes, et en imaginant avec nous des pistes pour améliorer notre société et (ré)inventer la démocratie. Toutes vos voix ne cesseront de « résonner » en nous. 

Des collègues du Centre d’Action Laïque et des Territoires de la Mémoire qui ont participé à la récolte de paroles sur le terrain nous ont fait part de leur sentiment, de ce que ce projet leur avait fait…

Sommaire du numéro