L’art comptant pour rien (air connu)

Par Anne-Françoise Lesuisse
directrice artistique de la Biennale de l’Image Possible/BIP

Quelle que soit la dis­ci­pline, de la pein­ture au ciné­ma en pas­sant par la lit­té­ra­ture, la musique ou les arts visuels comme la pho­to, la vidéo ou les arts numé­riques, cer­taines formes de l’art d’aujourd’hui prennent à bras le corps les enjeux de la socié­té contem­po­raine. Quand elle est enga­gée, la créa­tion veut osten­si­ble­ment jouer un rôle essen­tiel dans la trans­for­ma­tion des men­ta­li­tés en abor­dant de front les pro­blé­ma­tiques qui tra­versent nos mondes, en remet­tant en ques­tion les normes éta­blies, depuis celles qui habitent l’intimité jusqu’aux com­bats poli­tiques, des guerres jusqu’aux inéga­li­tés de toute nature en pas­sant par les chan­ge­ments liés au cli­mat et à l’écologie. Les artistes déve­loppent des pers­pec­tives uniques, sin­gu­lières, inouïes, qui per­mettent au public de se connec­ter émo­tion­nel­le­ment aux enjeux actuels.

Cette capa­ci­té à mettre les affects en mou­ve­ments et par­tant, la pen­sée, per­met aux artistes de trans­per­cer, par­fois par sur­prise, les résis­tances de la rai­son, le sen­ti­ment d’impuissance, l’éducation, les croyances, les a prio­ri ou encore les bar­rières lin­guis­tiques et cultu­relles. En cela, grâce au par­tage sen­so­riel et émo­tion­nel qu’il nous offre d’expérimenter ensemble, l’art est déjà un vec­teur de solidarité.

Par ailleurs, certain.e.s artistes ne se contentent pas seule­ment de reflé­ter ou de déjouer la (dure) réa­li­té. Leurs œuvres explorent éga­le­ment des visions alter­na­tives et des solu­tions nova­trices, revi­sitent nos héri­tages et trouvent dans l’histoire, les mythes, les uto­pies oubliées, voire l’inconscient, matière à pro­po­ser des échap­pa­toires et de nou­velles pers­pec­tives. Désa­lié­ner radi­ca­le­ment l’imagination du seul cadre de la consom­ma­tion, de la publi­ci­té, de la bien-pensance et du diver­tis­se­ment, est peut-être déjà un pas vers l’émancipation.

Au fond, les artistes, en nous réveillant inté­rieu­re­ment, en nous ren­dant capables de res­sen­tir des émo­tions par­fois oubliées et par­tant de là, de pen­ser autre­ment, ailleurs, peuvent éga­le­ment deve­nir des cata­ly­seurs du chan­ge­ment sub­jec­tif d’abord et – on peut rêver – d’un mou­ve­ment col­lec­tif ensuite.

Mais avant d’en arri­ver à cette révo­lu­tion, pre­nons à rebours tout ce qui vient d’être dit : dans ses formes les plus abs­traites, les plus concep­tuelles, les plus for­melles, les moins expli­cites, l’art ne s’indigne pas, ne se rebelle pas, il n’est au ser­vice de rien, d’aucune cause, d’aucune volon­té de chan­ge­ment, d’aucune alter­na­tive. Pour­tant, il sub­siste comme le caillou dans la chaus­sure car en se déta­chant de toute uti­li­té, de tout fonc­tion, de toute ins­tru­men­ta­li­sa­tion, en ne ser­vant lit­té­ra­le­ment à rien, il fait déjà œuvre sub­ver­sive. Dans notre socié­té où tout se doit d’être utile, uti­li­sable, où l’acte gra­tuit, dés­in­té­res­sé, poé­tique, ten­dant à la pure­té, voire à l’absurdité, qui ne pro­duit rien que de l’émotion et une cer­taine forme de beau­té et d’éphémère, cet acte vain et dés­in­té­res­sé pour­rait bien être le sum­mum de la trans­gres­sion, du chan­ge­ment de men­ta­li­té et de la lutte contre les idées reçues et les attentes.

Se confron­ter à la créa­tion d’aujourd’hui n’aide pas à payer son loyer, à mettre de l’essence dans sa voi­ture ou à payer ses courses. L’art contem­po­rain ne sert à rien qu’à être per­çu et réflé­chi. Il n’a aucun autre rôle que celui d’être un miroir qui reflète notre (in)humanité et la façon dont elle s’inscrit ou se détache des réa­li­tés mul­tiples et diver­si­fiées du monde qui nous entoure.

MUTANTX, l’édition 2024 de BIP aura lieu du 16 mars au 1er juin dans l’ancienne biblio­thèque Chiroux-Croisiers. Retrouvez-nous sur mutantx​.bip​-liege​.org ou sur les réseaux sociaux @bipliege.

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