Crieur
Mots

Par Henri Deleersnijder

« Sois donc le crieur du devoir, /Ô notre funèbre oiseau noir», lan­çait Arthur Rim­baud à l’adresse du cor­beau dans un de ses poèmes, d’ailleurs titré « Les cor­beaux ». Dans « Les poètes de sept ans », par­mi d’autres images flam­boyantes, il évo­quait une scène publique de son enfance à Char­le­ville, celle « Où les crieurs, en trois rou­le­ments de tam­bour, /Font autour des édits rire et gron­der les foules ».

Et si, en nos temps trou­blés où les crieurs publics ont dis­pa­ru depuis belle lurette, où la peur du len­de­main et le retour de la guerre hantent les esprits, c’était plu­tôt au peuple que serait échu la mis­sion de rap­pe­ler au monde poli­tique ses impé­rieux devoirs. Pas le peuple mythique inven­té par les déma­gogues en mal de pou­voir, mais celui, bien concret des « gens de peu », sou­vent fait de per­sonnes pré­ca­ri­sées ou dému­nies, de sur­croît vic­times d’invisibilité.

Le cri fait par­tie de notre humaine condi­tion, sort que nous par­ta­geons avec les ani­maux, à cer­tains moments d’intense émo­tion du moins. En témoigne la célèbre pein­ture d’Edvard Munch, sym­bo­li­sant l’homme moderne en proie à une angoisse exis­ten­tielle, comme si la mort rôdait déjà autour de lui. Mais il est d’autres cris, bien sûr, ceux de joie par exemple : « Eurê­ka», qu’aurait pous­sé Archi­mède en décou­vrant dans son bain la loi de la pesan­teur des corps, et « Terre, terre», excla­ma­tion jetée par la vigie de la cara­velle San­ta Maria de Chris­tophe Colomb en vue de l’île qui sera bap­ti­sée San Salvador.

À côté de ces cla­meurs d’émerveillement héri­tées du pas­sé, il en est d’autres qui ont ponc­tué l’Histoire et qui relèvent jusqu’aujourd’hui d’une caté­go­rie bien spé­ci­fique : les pro­tes­ta­tions à grands cris. Le quo­ti­dien Le Cri du peuple, créé par Jules Val­lès, en fait par­tie : il devien­dra le jour­nal emblé­ma­tique de la Com­mune de Paris, parais­sant du 21 mars au 23 mai 1871, après avoir été inter­dit pré­cé­dem­ment sur ordre d’un géné­ral. « Ardem­ment répu­bli­cain », comme il se pré­sen­tait, et patriote alors que les Prus­siens conti­nuaient de faire le siège de Paris, il dis­pa­raît au cours de la Semaine san­glante – du 21 au 28 mai – pour n’être relan­cé qu’en 1883, au retour d’exil de son fon­da­teur qui avait été condam­né à mort suite à la vic­toire des Ver­saillais. Comme quoi, la lutte pour la liber­té ou la démo­cra­tie directe n’a pas tou­jours été une siné­cure. Encore moins quand on a, comme l’avaient les com­mu­nards, l’espoir d’une Répu­blique sociale che­villé au cœur…

On n’en est plus là de nos jours dans nos démo­cra­ties libé­rales, où l’usage du bul­le­tin de vote a rem­pla­cé celui de l’insurrection et des bar­ri­cades. Encore faudrait-il que le réflexe d’aller voter n’ait pas aban­don­né les citoyen.ne.s du pays. Or il y a péril en la demeure, le « par­ti » des abs­ten­tion­nistes ris­quant encore d’enfler, vu le désa­mour gran­dis­sant pour notre régime poli­tique que l’on constate, engon­cé qu’il est dans son mille-feuille ins­ti­tu­tion­nel. D’où l’intérêt d’une ini­tia­tive prise par Le Soir en jan­vier : pour les jour­na­listes, se rendre chez les « gens » et, leur porte une fois ouverte, leur dire « Bon­jour ! Allez-vous voter ? ». Voi­là une opé­ra­tion des­ti­née à prendre le pouls de la popu­la­tion belge, appe­lée en cette année 2024 à plu­sieurs rendez-vous élec­to­raux : élec­tions fédé­rales, régio­nales, com­mu­nales et européennes.

Une autre ini­tia­tive allant dans le même sens a été prise par Les Ter­ri­toires de la Mémoire en mai 2023, laquelle se pour­sui­vra jusqu’en mai 2024. Ici, ce n’est plus une ques­tion qui amorce l’entretien, mais une injonc­tion : « Faites entendre votre voix ! » Les interpellé.e.s sont invité.e.s à expri­mer leurs exi­gences en matière poli­tique, allant du plus intime au plus urgent et impor­tant. À cette fin, un for­mu­laire a été mis en ligne, et les réponses récol­tées seront dif­fu­sées au prin­temps dans une expo­si­tion col­lec­tive à la Cité Miroir, judi­cieu­se­ment appe­lée « Porte-Voix ».

La par­tie n’est pas gagnée, inutile de se leur­rer. L’extrême droite, fré­quem­ment cal­feu­trée dans les ori­peaux du national-populisme, a le vent en poupe, et les sau­veurs soi-disant pro­vi­den­tiels font de plus en plus l’objet d’une fas­ci­na­tion, tant de la part des jeunes géné­ra­tions ten­tées par une aven­ture auto­ri­taire que par ceux qui se sentent lar­gués par une socié­té ultra­li­bé­rale tel­le­ment impi­toyable envers les plus faibles de ses membres. Rai­son pour laquelle il n’est pas inutile de se sou­ve­nir de l’avertissement émis par Albert Camus dans son Dis­cours de Suède du 10 décembre 1957, à l’occasion de la remise de son prix Nobel de lit­té­ra­ture : « Chaque géné­ra­tion, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pour­tant qu’elle ne le refe­ra pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empê­cher que le monde ne se défasse. »

Cela mérite d’être médi­té, et la pru­dence élé­men­taire vive­ment conseillée ici n’empêche pas d’entrevoir et de lut­ter pour un monde plus juste. Le dire et le crier même, de quoi être enten­du en haut lieu, pour reprendre une expres­sion fami­lière. Il y va de la sau­ve­garde de nos démo­cra­ties, mais pas que. La pla­nète elle-même, notre mai­son com­mune, est gagnée par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique : les errances bou­li­miques de l’anthropocène y sont pour beaucoup…

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