« Sois donc le crieur du devoir, /Ô notre funèbre oiseau noir ! », lançait Arthur Rimbaud à l’adresse du corbeau dans un de ses poèmes, d’ailleurs titré « Les corbeaux ». Dans « Les poètes de sept ans », parmi d’autres images flamboyantes, il évoquait une scène publique de son enfance à Charleville, celle « Où les crieurs, en trois roulements de tambour, /Font autour des édits rire et gronder les foules ».
Et si, en nos temps troublés où les crieurs publics ont disparu depuis belle lurette, où la peur du lendemain et le retour de la guerre hantent les esprits, c’était plutôt au peuple que serait échu la mission de rappeler au monde politique ses impérieux devoirs. Pas le peuple mythique inventé par les démagogues en mal de pouvoir, mais celui, bien concret des « gens de peu », souvent fait de personnes précarisées ou démunies, de surcroît victimes d’invisibilité.
Le cri fait partie de notre humaine condition, sort que nous partageons avec les animaux, à certains moments d’intense émotion du moins. En témoigne la célèbre peinture d’Edvard Munch, symbolisant l’homme moderne en proie à une angoisse existentielle, comme si la mort rôdait déjà autour de lui. Mais il est d’autres cris, bien sûr, ceux de joie par exemple : « Eurêka ! », qu’aurait poussé Archimède en découvrant dans son bain la loi de la pesanteur des corps, et « Terre, terre ! », exclamation jetée par la vigie de la caravelle Santa Maria de Christophe Colomb en vue de l’île qui sera baptisée San Salvador.
À côté de ces clameurs d’émerveillement héritées du passé, il en est d’autres qui ont ponctué l’Histoire et qui relèvent jusqu’aujourd’hui d’une catégorie bien spécifique : les protestations à grands cris. Le quotidien Le Cri du peuple, créé par Jules Vallès, en fait partie : il deviendra le journal emblématique de la Commune de Paris, paraissant du 21 mars au 23 mai 1871, après avoir été interdit précédemment sur ordre d’un général. « Ardemment républicain », comme il se présentait, et patriote alors que les Prussiens continuaient de faire le siège de Paris, il disparaît au cours de la Semaine sanglante – du 21 au 28 mai – pour n’être relancé qu’en 1883, au retour d’exil de son fondateur qui avait été condamné à mort suite à la victoire des Versaillais. Comme quoi, la lutte pour la liberté ou la démocratie directe n’a pas toujours été une sinécure. Encore moins quand on a, comme l’avaient les communards, l’espoir d’une République sociale chevillé au cœur…
On n’en est plus là de nos jours dans nos démocraties libérales, où l’usage du bulletin de vote a remplacé celui de l’insurrection et des barricades. Encore faudrait-il que le réflexe d’aller voter n’ait pas abandonné les citoyen.ne.s du pays. Or il y a péril en la demeure, le « parti » des abstentionnistes risquant encore d’enfler, vu le désamour grandissant pour notre régime politique que l’on constate, engoncé qu’il est dans son mille-feuille institutionnel. D’où l’intérêt d’une initiative prise par Le Soir en janvier : pour les journalistes, se rendre chez les « gens » et, leur porte une fois ouverte, leur dire « Bonjour ! Allez-vous voter ? ». Voilà une opération destinée à prendre le pouls de la population belge, appelée en cette année 2024 à plusieurs rendez-vous électoraux : élections fédérales, régionales, communales et européennes.
Une autre initiative allant dans le même sens a été prise par Les Territoires de la Mémoire en mai 2023, laquelle se poursuivra jusqu’en mai 2024. Ici, ce n’est plus une question qui amorce l’entretien, mais une injonction : « Faites entendre votre voix ! » Les interpellé.e.s sont invité.e.s à exprimer leurs exigences en matière politique, allant du plus intime au plus urgent et important. À cette fin, un formulaire a été mis en ligne, et les réponses récoltées seront diffusées au printemps dans une exposition collective à la Cité Miroir, judicieusement appelée « Porte-Voix ».
La partie n’est pas gagnée, inutile de se leurrer. L’extrême droite, fréquemment calfeutrée dans les oripeaux du national-populisme, a le vent en poupe, et les sauveurs soi-disant providentiels font de plus en plus l’objet d’une fascination, tant de la part des jeunes générations tentées par une aventure autoritaire que par ceux qui se sentent largués par une société ultralibérale tellement impitoyable envers les plus faibles de ses membres. Raison pour laquelle il n’est pas inutile de se souvenir de l’avertissement émis par Albert Camus dans son Discours de Suède du 10 décembre 1957, à l’occasion de la remise de son prix Nobel de littérature : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »
Cela mérite d’être médité, et la prudence élémentaire vivement conseillée ici n’empêche pas d’entrevoir et de lutter pour un monde plus juste. Le dire et le crier même, de quoi être entendu en haut lieu, pour reprendre une expression familière. Il y va de la sauvegarde de nos démocraties, mais pas que. La planète elle-même, notre maison commune, est gagnée par le réchauffement climatique : les errances boulimiques de l’anthropocène y sont pour beaucoup…