Consacrer un numéro spécial au décryptage d’un projet destiné à recueillir et porter la voix de citoyens ne peut se concevoir sans revenir à l’historique de la pratique des cahiers de doléances, ces consultations du peuple ordonnées par les rois de France en prélude à l’ouverture des États généraux. Bien que fort ancienne, c’est surtout l’ultime occurrence de cette procédure autrefois officielle, celle de 1789, qui est restée dans la mémoire collective, et pour cause. Depuis, l’expression est restée et rejaillit récemment dans le cadre de mouvements sociaux et d’initiatives spontanées de consultations populaires. Le projet « Porte-Voix », mené par les Territoires de la Mémoire, s’est d’emblée et presque inconsciemment inscrit dans cette tradition de recueil de parole dont il nous paraît opportun de tracer les quelques grandes lignes généalogiques.
« De par le Roi. Notre amé et féal, Nous avons besoin du concours de nos fidèles Sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons, relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du Gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre Royaume. » C’est par ces mots que débute la lettre, datée du 24 janvier 1789, par laquelle Louis XVI appelait à la convocation des États généraux, pour le 27 avril de la même année, à Versailles. Il était alors loin de se douter qu’il venait de signer l’amorce d’une série d’évènements qui ne tarderont pas à se précipiter pour déclencher ce qui constitue sans doute l’un des plus grands bouleversements de l’histoire de l’Europe, et aboutir à la chute de l’Ancien régime.
L’impossibilité des réformes
En 1789, le royaume de France se trouve en piètre posture, complètement paralysé par une crise politique, diplomatique et économique. Conscients de la nécessité de réformer l’État, Louis XVI et ses conseillers se heurtent à l’hostilité d’une part importante de la noblesse et du haut clergé. Ainsi, en janvier 1787, le contrôleur général des Finances, Charles Alexandre Calonne « essaye de responsabiliser une dernière fois les deux premiers ordres du royaume, le clergé et la noblesse, exempts d’imposition, et de faire accepter une taxe territoriale, s’appliquant à tous les propriétaires fonciers, quel que soit leur statut1 ». La tentative se solde par un échec et entraîne la démission de Calonne et une opposition grandissante entre le souverain et les parlements. Précisons que ces derniers ne disposaient d’aucun pouvoir législatif : composés de représentants d’une noblesse dite « de robe », ils fonctionnaient comme des cours de justice et des chambres d’enregistrement des décrets royaux, moyennant toutefois l’attribution d’un « droit de remontrance » vis-à-vis du pouvoir royal. Et c’est précisément au nom de ce droit que la plupart des parlements refuseront d’enregistrer les tentatives de réformes fiscales de Louis XVI, considérant comme relevant de leur devoir de s’opposer à ce qui est perçu comme un absolutisme despotique, et exigeant pour nombre d’entre eux de se voir attribuer un réel pouvoir législatif et de contrôle de l’exécutif, à l’instar de leurs homologues anglais.
« La doléance serait l’acte qui consiste à politiser la plainte, à lui donner sa puissance active, craignant le pire, sentant qu’il y a lieu de le craindre. »
(Collectif Luce Faber)
De son côté, le petit peuple porte pratiquement à lui seul la charge fiscale indispensable à l’approvisionnement des caisses du royaume, mais également de celles des nobles et de l’Église. « Quelle que soit leur condition, les paysans sont soumis à des impôts : à l’État la taille, à l’Église la dîme, et au seigneur les droits seigneuriaux2. » Ce sont alors 85% des Français qui se trouvent « ensevelis sous le poids de cette fiscalité lourde et profondément inique3 ». La colère, pour des raisons diverses, gronde donc de la base au sommet de la pyramide sociale, le tout sur fond du souffle progressiste de la pensée des Lumières, disséminée depuis longtemps dans toutes les couches de la société. La France de cette fin de XVIIIe siècle est à la fois secouée par des idées qui circulent, des débats qui se déchaînent et une opinion publique qui se développe, et dans le même temps, elle se révèle incapable d’amorcer le moindre changement structurel susceptible d’accompagner ce mouvement que l’on sent de plus en plus irrésistible.
Convocation des États généraux et cahiers de doléances
Désireux de surmonter l’impasse, Louis XVI décide de convoquer les États généraux du royaume, c’est-à-dire, l’assemblée qui réunissait des représentants des trois ordres de la société : le clergé, la noblesse et le tiers état. La motivation de ce geste reste sujette à débat chez les historiens. Pour Pierre Serna, par exemple, le roi fit montre d’une grande audace afin, dans un mouvement machiavélien, de reprendre la main en s’appuyant sur le peuple contre les classes privilégiées accrochées à leurs privilèges, en particulier les parlements accusés de bloquer toute réforme, notamment fiscale4. Pour d’autres, c’est au contraire l’obstruction parlementaire, soutenue par une partie de la classe populaire, qui contraignit un Louis XVI affaibli à réunir cette assemblée.
Toujours est-il que l’évènement est d’importance, car les États généraux, vieille institution créée en 1302 par Philippe IV le Bel, n’avaient plus été rassemblés depuis 1614, signe révélateur de l’évolution absolutiste de la monarchie française sous le règne des Bourbons. Et de fait, il semble bien que la consultation ponctuelle des représentants des trois états du royaume ait été une pratique habituelle dans la France du Moyen âge tardif, même si c’était avant tout un moyen pour le souverain de se parer de légitimité, de renforcer son pouvoir de décision et obtenir des subsides pour ce faire5. L’historien Julien Théry ne se berce d’ailleurs pas d’illusions quant au véritable statut des États généraux en Royaume de France : « En France, la genèse de l’État moderne ne s’accompagna d’aucun développement constitutionnel dans le sens d’une soumission du pouvoir royal à un certain contrôle, même formel, par les représentants des sujets. (…) En tout état de cause, la très forte sacralité de la royauté française, sans équivalent dans l’Occident de la fin du Moyen Âge, constitua une structure fondamentale pour le monopole de la souveraineté par le monarque6. » Ainsi est-il peut-être en effet opportun de voir dans la réhabilitation des États généraux par Louis XVI une manœuvre habile de celui-ci pour gagner le soutien nécessaire à la poursuite de sa politique.
Or, depuis 1484, il était désormais d’usage, comme préalable à la tenue de l’assemblée, de faire établir des documents recueillant par écrit les souhaits, récriminations, vœux ou plaintes des trois ordres convoqués. Ce sont les fameux cahiers de doléances. Dès lors, conformément au règlement accompagnant la lettre de Louis XVI à ses sujets, tous les individus masculins de plus de 25 ans, domiciliés et inscrits au rôle des impositions, furent invités à se réunir par baillage (circonscription judiciaire, appelée « sénéchaussée » en Bretagne et dans le Languedoc), et à exprimer leurs requêtes. « Ce faisant, le roi a stimulé la réflexion critique sur le présent et encouragé les trois ordres de la société à formuler leurs espoirs les plus chers. Dès lors, les voies de la subversion furent ouvertes : comme Thomas More, les Français, tous les Français, purent, le temps d’une réunion au moins, rêver d’une société idéale7. »
Qu’est-ce qui fut exprimé et comment ?
« Les cahiers de 89 diffèrent de ceux de 1614 et de tous ceux qui furent jamais faits, grâce à la diffusion des lumières, au sentiment plus vif que l’on avait de ses maux, à l’intensité de la campagne électorale, accompagnée d’une multitude inouïe de brochures. La plus petite communauté rurale fit un cahier de doléances, (…) ce fut une consultation de tous les Français. C’était la première fois que la nation tout entière parlait8. »
De fait, la France de cette seconde moitié du XVIIIe siècle est comme un chaudron bouillonnant d’idées et revendications nouvelles. Et l’initiative de Louis XVI va donner l’occasion à une masse considérable de sujets de s’exprimer pour la première fois. Ainsi, si l’on excepte les femmes, les mendiants et miséreux exclus du processus de consultation9, « au moins 5 millions d’hommes adultes ont participé à la rédaction des cahiers. Rapporté à une population de près de 27 millions d’habitants, (…) on peut aisément conclure à partir de ce nombre que 70 à 80% des hommes majeurs ont directement participé à l’élaboration des 60 000 cahiers10 ». Des chiffres incroyables pour l’époque !
« De quelle autorité parle la doléance ? De l’autorité de l’épreuve des jours, de l’autorité d’une connaissance qui serait nouée à cette épreuve sensible constante qui affecte les corps pensants (…). »
(Collectif Luce Faber)
En effet, si la rédaction et la synthèse des cahiers définitifs s’opèrent au niveau des 400 baillages et sénéchaussées principaux du royaume, la dynamique les assemblées et consultations a pénétré quant à elle jusqu’aux échelons inférieurs, districts et paroisses. Ainsi, des premiers cahiers sont composés, soit directement, soit sur des modèles préétablis dans la paroisse voisine ou le baillage voisin, et qu’on annote pour les compléter de doléances propres au lieu. Ils sont ensuite « remontés » à l’échelon supérieur pour y être « lissés » et corrigés, pour arriver ensuite aux assemblées des représentants des trois ordres élus de chaque baillage qui définiront la forme définitive desdits cahiers et éliront chacun en leur sein leurs représentants chargés, lors des futurs États généraux du royaume, de porter les doléances consignées11.
Parmi celles les plus régulièrement exprimées dans les cahiers du tiers état (les trois états rédigeant chacun les leurs), on trouve des récriminations sévères contre la fiscalité écrasante et la demande d’une tenue régulière des États généraux supposés avoir le dernier mot en la matière, l’exigence que cessent les entraves nombreuses à l’initiative privée vue comme un moyen de s’émanciper de sa condition de naissance, une critique sévère contre un système judiciaire perçu comme cruel, injuste et barbare, exigeant notamment la fin des humiliations et mutilations corporelles, on y réclame aussi la fin de l’absolutisme royal et l’introduction de principes républicains, et plus que tout encore, on y exprime un désir immense de liberté.
Mais la consultation est aussi l’occasion de dire sa condition, sa misère, ses souffrances et ses préoccupations. Ainsi exprime-t-on l’injustice de l’impôt, la voracité de certains seigneurs sur les récoltes, la mutation rapide des métiers vectrice de chômage et de précarité, les enfants abandonnés, la prostitution de misère… Les pages des cahiers bruissent littéralement de ces cris de douleur et de colère, quoique souvent exprimés sur le ton de la déférence et du respect dus au souverain, comme cet extrait d’un cahier issu d’une communauté du baillage de Douai en témoigne : « La communauté de Landas ose exprimer ses très humbles remontrances (…) écrasée par ces ordres et ces états supérieurs dont elle a été jusqu’à présent l’esclave infortunée. (…) Réduite aux abois, elle apprend avec extase que la bonté de son Roi daigne lui tendre une main secourable pour la tirer du bourbier du malheur ; qu’il veut bien recevoir ses doléances, entendre ses remontrances et même s’abaisser jusqu’à recevoir ses faibles avis (…)12. »
Pour quel héritage ?
Initiative sans précédent, le recueil à une telle échelle des doléances de la population du plus grand et plus peuplé pays d’Europe au XVIIIe siècle est longtemps resté dans l’angle mort des évènements gigantesques qui suivirent. Et même s’il serait fortement exagéré de prétendre que ces cahiers ont contribué à la chute de l’Ancien Régime, leur importance, leur valeur et leur qualité n’ont jamais cessé d’être rappelées, comme le proclamait Chateaubriand à la Chambre des pairs, près de quarante ans après leur rédaction : « Il existe un monument précieux de la raison en France : ce sont les cahiers des Trois Ordres en 1789. Là se trouvent consignés, avec une connaissance profonde des choses, tous les besoins de la société13. »
Le rappel de Chateaubriand n’est pas resté vain, et nombreux sont les historiens qui se sont depuis plongés dans cet océan d’écrits. Il faut dire qu’ils présentent un certain nombre de qualités qui en font un matériau historique hors du commun : ils sont nombreux, accessibles, d’un format standardisé et donc aisés à l’analyse, ils couvrent pratiquement tout le territoire français, ont été rédigés quasi simultanément dans toute la France, sont clairement identifiés quant à leur origine géographique, et ils furent composés à la veille d’un des plus importants évènements historiques de l’Histoire contemporaine ce qui en fait des témoignages presque « vivants » de l’état d’esprit d’une société à un moment donné14.
« Un cahier de doléances pour battre en brèche une politique de la pitié et faire advenir une politique de la justice. »
(Collectif Luce Faber)
Mais l’intérêt qui leur est porté dépasse largement le cadre de la seule historiographie. Depuis quelques temps, des citoyens se ressaisissent du concept dans le cadre de mouvements sociaux divers, et rédigent à leur tour les cahiers de doléances de la société du XXIe siècle. Lors du gigantesque mouvement des « gilets jaunes », on a ainsi vu fleurir çà et là de multiples propositions écrites, émanant d’assemblées de hasard, des ronds-points, et qui furent appelés « cahiers de doléances », en référence à ceux de 1789. Ce fut le cas notamment dans la région de Libourne, en Gironde, dont l’initiative fut ensuite reprise par l’Association des maires ruraux de France, lesquels l’étendront à toute la France15. Quelques années plus tôt, c’est le collectif Luce Faber qui publia un recueil de paroles glanées, de voix publiques qui exprimaient leurs doléances et témoignaient de leur vérité, « au risque de se tromper, avant que la possibilité même de témoigner ne disparaisse sous couvert d’expertise et d’intelligence artificielle16 ».
De quoi donner raison à cette prophétie anonyme, lancée sous l’Empire, au lendemain de la Révolution : « Les Cahiers de 1789, dédaignés, oubliés peut-être par la génération présente, seront interrogés dans l’avenir et respectés comme le monument historique, le plus instructif, le plus honorable pour les Français. » Qu’il en soit donc ainsi.