L’Algérie française, un symbole de l’extrême droite

Par Julien Dohet

28 juin 2022, Palais Bour­bon, siège de l’assemblée par­le­men­taire fran­çaise. 89 député·es du Ras­sem­ble­ment Natio­nal1 prennent place suite aux der­nières élec­tions légis­la­tives. Une per­cée his­to­rique. Le dépu­té RN des Bouches du Rhône José Gon­za­lez, 79 ans, pro­nonce comme doyen de l’assemblée le dis­cours d’ouverture. Un dis­cours à la gloire de l’Algérie fran­çaise et qui vise à réha­bi­li­ter l’OAS, l’organisation armée secrète, grou­pe­ment ter­ro­riste ayant vou­lu s’opposer par tous les moyens et jusqu’au bout à l’indépendance de l’Algérie. Avec ce dis­cours, le ver­nis de res­pec­ta­bi­li­té que tente de se don­ner le RN cra­quait déjà. En effet, comme nous allons le voir avec les deux ouvrages ana­ly­sés ci-dessous, l’Algérie fran­çaise a été un thème par­ti­cu­liè­re­ment mobi­li­sé par l’extrême droite.

Musée natio­nal de la Révo­lu­tion algé­rienne - Wikimedia

Un témoignage « neutre »

En 1956, alors que la guerre d’Algérie n’en est encore qu’à ses débuts, Riva­rol, heb­do­ma­daire d’extrême droite créé 5 ans plus tôt et exis­tant tou­jours aujourd’hui, publie le livre d’un simple ins­ti­tu­teur de la cam­pagne algé­rienne se pré­sen­tant comme le relais de ce que pensent tout bas les Fran­çais vivant en Algé­rie. Au-delà d’une chro­nique des com­bats et d’une dénon­cia­tion de l’inefficacité de l’armée fran­çaise, qui au fil des pages, se mue en une colère qui appelle clai­re­ment à l’action armée et à la vio­lence contre un gou­ver­ne­ment consi­dé­rée comme lâche : « Vous êtes des traîtres, pas­sibles de la peine de mort2 », cet ouvrage est éclai­rant quant à la vision colo­nia­liste de son auteur : « (…) nous ne sommes pas en terre arabe, nous sommes chez nous et c’est tout. Voi­là ce qu’il faut dire, voi­là ce qu’il faut affir­mer très sim­ple­ment (…) L’Algérie est nôtre parce qu’elle est nôtre, parce que nous l’avons conquise et sur­tout parce que nous la gar­de­rons. C’est l’avenir qui fonde le pré­sent : notre droit de pos­ses­sion (…) Ici, la France est chez elle. Notre droit est celui du fait » (p.34). Un fait d’autant plus légi­time qu’« il serait aisé de mon­trer à un esprit aver­ti et sur­tout impar­tial qu’un Arabe ne culti­ve­ra pas deux hec­tares de terre si un seul lui suf­fit pour vivo­ter, car il pré­fère avoir l’air misé­rable que de s’astreindre à tra­vailler » (p.19). L’auteur mul­ti­plie les cli­chés racistes sur la fai­néan­tise, la poly­ga­mie, le dan­ger de l’islam… En consé­quence : « Le droit du colon à sa terre est inalié­nable (…) Et puis, répétons-le, nous n’avons nul­le­ment besoin de l’approbation des Musul­mans pour demeu­rer en Algé­rie. Si nous sommes cou­pables, ce n’est pas devant le peuple arabe, mais devant Dieu. Le peuple arabe n’a pas à juger de la légi­ti­mi­té de notre pré­sence, mais à l’accepter » (p.37). Et d’enfoncer le clou : « Suis-je colo­nia­liste ? Non, car on ne peut être colo­nia­liste que dans un pays qui n’est pas le sien. Or l’Algérie est mon pays, tout comme la Pro­vence ou le Bor­de­lais. Suis-je réac­tion­naire ? Ah certes oui ! Et avec quelle convic­tion ! De plus en plus consciem­ment, de plus en plus rai­son­na­ble­ment, de plus en plus for­te­ment » (p.39).

Au fil des pages, notre « simple ins­ti­tu­teur » recon­nait donc assez vite être un catho­lique réac­tion­naire pour qui « il faut obéir aux auto­ri­tés éta­blies tant qu’elles ne violent pas les lois natu­relles autant dire reli­gieuses » (p.90). Réfé­rence aux lois natu­relles, mais aus­si petite touche d’antisémitisme quand il parle de la « vraie » France qui « (…) n’est pas le Juif Men­dès, qui se fait appe­ler France ; elle n’est pas la face de Chi­nois nom­mé Rey­naud » (p.123). Notre simple citoyen se montre par­ti­cu­liè­re­ment oppo­sé à la Répu­blique et à l’héritage de la Révo­lu­tion fran­çaise, y com­pris dans sa mis­sion d’instituteur : « La honte, pour­tant, de devoir leur apprendre chaque année la Grande Révo­lu­tion, de leur par­ler de la Ter­reur et des 20.000 assas­si­nés dont 17.000 ouvriers et pay­sans ; la honte de n’avoir à exal­ter que les révoltes (les trois Glo­rieuses !), la déso­béis­sance et les révo­lu­tions de caba­ret » (p.21). Mais plus encore, à par­tir de là il s’interroge sur la légi­ti­mi­té du gou­ver­ne­ment vu que, de son point de vue, depuis 1789, il n’y a plus de lien entre léga­li­té et légi­ti­mi­té car c’était Dieu qui fai­sait cette uni­ci­té. Et de ser­vir le cou­plet de l’extrême droite visant à réha­bi­li­ter la Col­la­bo­ra­tion et le régime de Vichy qu’il consi­dère comme légal : « Dira-t-on que le gou­ver­ne­ment de Pétain était nocif et qu’il appor­tait le mal, qu’il amoin­dris­sait la France ? C’est un sujet de dis­cus­sion, ce n’est pas une évi­dence et tout dépend du point de vue auquel on se place (…) Et puis, que dire de la noci­vi­té des gou­ver­ne­ments et du régime qui nous ont été impo­sés depuis 1945 ? La Répu­blique des ven­dus et des cama­rades (…) Illé­gi­time cette Répu­blique mani­fes­te­ment ! » (p.88)3. Cette Répu­blique qu’il rejette clai­re­ment, en ce com­pris le suf­frage uni­ver­sel : « La Répu­blique, votre Répu­blique des pré­bendes, nous ne vou­lons plus en entendre par­ler (…) La démo­cra­tie ? (…) le suf­frage uni­ver­sel­le­ment bête ? La liber­té ? Celle des tueurs de la libé­ra­tion, la liber­té des femmes ton­dues, des exé­cu­tés en douce, des cor­beaux repus sur la cha­rogne (j’entends leur vol noir… noir !). La fra­ter­ni­té ? Celle des déte­nus poli­tiques, celles des pri­sons, celles des indignes natio­naux, celle des spo­liés dont les biens vous ont engrais­sés ? » (p.131)

Rien d’étonnant donc de lire que ce « simple ins­ti­tu­teur » n’est pas si neutre poli­ti­que­ment : « Bien sûr, je l’avoue, j’ai reçu une for­ma­tion “Action Fran­çaise” – je n’en ai pas honte – et j’étais roya­liste (je le suis encore) » (p.119)4, ni qu’il ait eu un par­cours bien conno­té quelques années aupa­ra­vant : « En 1945, nous aurions vou­lu tra­vailler pour notre pays. Même si nous avions été “pétai­nistes” ou l’étions encore – et nous ne le regret­tons pas – nous étions prêts à tra­vailler sous votre direc­tion (…) Nous étions prêts à nous aimer, entre Fran­çais, à mar­cher ensemble, vers le même but ; vous avez ins­tal­lé la Ter­reur et 105.000 morts crient contre vous, pour l’éternité ; vous nous avez appris à faire bande à part pour sau­ver nos vies (…) » (p.128)5. Ain­si nous le voyons, le défen­seur de l’Algérie Fran­çaise est clai­re­ment un fas­ciste des années 30-40 n’ayant pas digé­ré la répres­sion subie à la Libé­ra­tion et n’ayant rien renié de ses convic­tions6.

© Colo­nel Château-Jobert

La lutte armée sous la protection du Sacré-Cœur

C’est après la fin de la guerre d’Algérie que Claude Mou­ton publie le témoi­gnage de ses plus de cinq années de lutte clan­des­tine. Né en 1932 en Algé­rie, Mou­ton est, jusqu’à aujourd’hui, un mili­tant de l’extrême droite catho­lique tra­di­tion­na­liste7. Durant la guerre d’Algérie, il ral­lie un groupe qui consi­dère l’OAS comme mani­pu­lée par le pou­voir. Il faut dire que Mou­ton est un adepte du com­plo­tisme qui est pour lui l’explication de la « tra­hi­son répu­bli­caine » fai­sant que l’armée se montre inca­pable de vaincre une troupe de va-nu-pieds. « Sur la route de l’Europe supra-nationale, il (De Gaulle) s’était brus­que­ment arrê­té. Les forces occultes, qui l’avaient mis au pou­voir en pro­fi­tant du sur­saut du 13 mai 1958, étaient en train de l’abandonner. Il aurait bien­tôt l’envers de la médaille : le 13 mai 1968 8 », et de voir dans ces forces occultes l’œuvre du Diable : « Je le répète, c’est le jour même où l’Algérie fut per­due que les évêques per­mirent l’abandon de la sou­tane. On peut faci­le­ment véri­fier cette syn­chro­ni­sa­tion. Non, la réforme n’est pas une réforme vou­lue par l’Église elle-même, c’est quelque chose qui lui est sug­gé­rée par un cer­veau occulte et des­truc­teur » (p.104).  Il ral­lie donc Le Mou­ve­ment popu­laire du 13-Mai, dit le MP-13, de Robert Mar­tel. Un mou­ve­ment qui prend comme emblème le Sacré-Cœur et dont Domi­nique Ven­ner9 fera aus­si par­tie. Mou­ton sera aus­si membre du Mou­ve­ment Contre-Révolutionnaire (MCR) du Colo­nel Château-Jobert dont le Mani­feste poli­tique et social10 l’a par­ti­cu­liè­re­ment marqué.

Mou­ton s’engage donc dans la lutte clan­des­tine en Algé­rie : « déjà, j’avais été mêlé aux jour­nées de mai 1958 et aux bar­ri­cades du 24 jan­vier 1960. Mais je n’avais pas été satis­fait (…) Voi­là que je per­ce­vais la dis­cor­dance entre le règne de Dieu et la volon­té de l’homme. Il me fal­lait l’harmonie, la belle har­mo­nie entre l’homme et son dieu créa­teur. J’aspirais confu­sé­ment à l’état contre­ré­vo­lu­tion­naire, à la lim­pi­di­té de l’Évangile, à la paix sociale, à la com­plé­men­ta­ri­té des efforts, à l’authenticité du Bien com­mun » (p.17). Un tra­vail intense d’organisation et de pro­pa­gande est mené pour infil­trer l’armée et y créer un réseau. Mais la répres­sion est sévère : « Je choi­sis le 15 août pour pla­cer mon départ sous la pro­tec­tion de la Sainte Vierge. Cela fai­sait un an très exac­te­ment – du 15 août 1962 au 15 août 1963 – que j’avais mené cette vie pour essayer d’éclairer l’armée, ou du moins un bon nombre de sol­dats fran­çais. Mes tracts de Contre­ré­vo­lu­tion avaient trai­té de tous les sujets et annon­cé notam­ment l’état de désa­gré­ga­tion morale et reli­gieuse dans lequel la France et le monde se trou­ve­raient bien­tôt » (p.45). Il rejoint alors la Métro­pole où il recom­mence direc­te­ment ses acti­vi­tés clan­des­tines contre cette Répu­blique qu’il déteste : « Je pen­sais aux qua­rante rois qui firent la France et à la Répu­blique qui la défait. Voi­là où menait tant de jaco­bi­nisme cen­tra­li­sa­teur. Et par là-dessus, les idéo­lo­gies com­mu­nistes et euro­péennes synar­chiques venaient dis­til­ler leurs venins » (p.69). Arrê­té et mis en pri­son, ses pen­sées vont vers un col­la­bo­ra­teur exé­cu­té à la Libé­ra­tion : « Bra­sillach aus­si, à Fresnes, avait espé­ré, mais en vain » (p.99), tout en lais­sant son anti­sé­mi­tisme s’exprimer envers un des poli­ciers qui lui signale qu’il n’y aura pas de coup four­ré : « Je me méfiai mal­gré tout de cet homme qui ne parais­sait pas catho­lique. Sans jeu de mots ; c’était un israé­lite comme j’en avais tant côtoyés sur le vieux rocher constan­ti­nois. La plu­part de ses core­li­gion­naires avaient quit­té l’Algérie un an avant l’indépendance et avaient été, curieu­se­ment, indem­ni­sés » (p.83). Et Mou­ton de se posi­tion­ner en Résis­tant, dans la filia­tion des Chouans, mais pas de l’OAS : « Je ne vou­lais pas me “sui­ci­der”, alors que la Contre­ré­vo­lu­tion a tant besoin d’hommes et que le com­bat des nou­veaux Chouans était enga­gé (…) Récu­pé­rer l’Algérie c’était au contraire faire tom­ber les masques et mon­trer que les com­plo­teurs se trou­vaient sur l’autre bord, par­mi les gens en place. Un authen­tique contre-révolutionnaire ne se serait pas lais­sé entrai­ner dans « l’attentat » du Petit-Clamart » (p.110)11.

Avec ces deux ouvrages, on voit clai­re­ment dans quelle filia­tion se posi­tionne le Ras­sem­ble­ment Natio­nal et l’ensemble de l’extrême droite quand elle veut rela­ti­vi­ser ce qui s’est pas­sé en Algé­rie entre 1954 et 1962. Ici aus­si l’enjeu mémo­riel n’est pas neutre poli­ti­que­ment. À tra­vers l’Algérie fran­çaise, c’est Pétain et la col­la­bo­ra­tion que l’extrême droite tient à ne pas renier. Démon­trant par-là que c’est bien tou­jours son oppo­si­tion aux Lumières et à l’héritage de la Révo­lu­tion Fran­çaise qui la caractérise.

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