Justice
La désobéissance civile et le sabotage devant les tribunaux

Entretien avec Marie Jadoul – UCLouvain

mené par Gaëlle Henrard

Nous avons inter­ro­gé avec elle le trai­te­ment réser­vé par les tri­bu­naux aux actes de sabo­tage ou de déso­béis­sance civile, et réflé­chi de façon plus géné­rale à la jus­tice comme pos­sible contre-pouvoir, à la jus­tice et à son sens du juste…

Marie Jadoul est doc­to­rante au Centre de recherche inter­dis­ci­pli­naire sur la déviance et la péna­li­té à l’UCL. Elle a débu­té une recherche doc­to­rale qui a pour voca­tion de croi­ser les notions de déso­béis­sance civile dans le contexte de l’urgence éco­lo­gique, de liber­té d’expression et d’état de néces­si­té en droit pénal. S’il est donc prin­ci­pa­le­ment ques­tion de déso­béis­sance civile dans ses recherches, la fron­tière est assez ténue avec celle du sabo­tage qui est par­fois reven­di­qué par une par­tie des acti­vistes éco­lo­gistes, en marge des actions de déso­béis­sance civile.

Quelle est l’approche générale du droit vis-à-vis de la désobéissance civile ou éventuellement du sabotage ?

Je dirais d’abord que pour le droit, la déso­béis­sance civile est un « objet juri­dique non-identifié »1 qui sort com­plè­te­ment des cases et des caté­go­ries pré­vues par le droit. Ain­si, pour pou­voir s’accorder autour d’une défi­ni­tion de la déso­béis­sance civile qui a du sens, on doit s’orienter vers d’autres dis­ci­plines (phi­lo­so­phie poli­tique, socio­lo­gie des mobi­li­sa­tions, théo­rie poli­tique, etc.). L’appartenance à une caté­go­rie juri­dique ou l’existence d’une défi­ni­tion est bien sou­vent syno­nyme d’existence dans le champ juri­dique. Il y a en outre toute une série de nuances à prendre aus­si en compte, comme celle entre déso­béis­sance civile directe (quand on viole direc­te­ment la loi qu’on conteste, comme Rosa Parks par exemple) et déso­béis­sance civile indi­recte (quand on viole une autre loi que celle qu’on conteste). Cette nuance a son impor­tance dans cer­tains sys­tèmes juri­diques, comme dans les sys­tèmes de com­mon law (UK ou USA) où, pour les actes de déso­béis­sance civile indi­recte, les acti­vistes n’ont pas la pos­si­bi­li­té de pré­sen­ter tous les moyens de défense.

Ces pre­miers élé­ments posés, il faut savoir qu’en Bel­gique, les dos­siers rela­tifs à la déso­béis­sance civile sont noyés par­mi les dos­siers de droit com­mun qui sont trai­tés par les sec­tions géné­rales des tri­bu­naux cor­rec­tion­nels (trai­tant par exemple des vols, des stu­pé­fiants, de tout ce qui concerne les dégra­da­tions maté­rielles, des coups et bles­sures, etc.). Cela peut avoir des consé­quences en termes de juge­ment : soit les actes de déso­béis­sance civile seront consi­dé­rés par les juges comme des actes de droit com­mun, soit ils seront consi­dé­rés comme une forme aggra­vée « de délin­quance poli­tique » s’affranchissant des contraintes de la loi2. On est donc sur une ligne de crête. Mais dans les deux cas, on peut sans doute déplo­rer le fait que les aspects citoyens et démo­cra­tiques des actes ne sont que peu ou pas pris en compte. Que les actes soient illé­gaux, c’est une chose puisqu’ils trans­gressent la loi, mais est-ce qu’ils sont pour autant illi­cites au sens d’illégitimes ?

Peut-on dire qu’on assiste actuellement à une multiplication d’affaires et de procès pour désobéissance civile ?

Je pense qu’il y a une inten­si­fi­ca­tion et une diver­si­fi­ca­tion des actions de déso­béis­sance civile. On assiste à une forme de réémer­gence de ce mode d’action, et sans doute plus par­ti­cu­liè­re­ment en matière éco­lo­gique, depuis 2018 dans la suite des grèves mon­diales pour le cli­mat, Fri­day for Future, Youth for Cli­mate, en paral­lèle de toute une série d’épisodes météo­ro­lo­giques extrêmes qui ont pris place en Bel­gique et ailleurs dans le monde. Mais pour autant, en Bel­gique, on n’observe pas une mul­ti­pli­ca­tion des pro­cès liés à des affaires de déso­béis­sance civile envi­ron­ne­men­tale comme c’est le cas en France et en Suisse. On peut déga­ger plu­sieurs pistes d’explications à cela. Sans doute y a-t-il déjà le filtre de l’opportunité des pour­suites : c’est le par­quet qui choi­sit de pour­suivre ou non cer­tains actes/faits com­mis. Il faut savoir que dans tous les dos­siers et plaintes qui sont dépo­sées en Bel­gique chaque année, envi­ron 90% sont clas­sées sans suite, au regard, notam­ment, des prio­ri­tés défi­nies par la poli­tique cri­mi­nelle. En effet, de façon pério­dique, le Col­lège des pro­cu­reurs géné­raux se posi­tionne et donne des avis au ministre de la Jus­tice pour défi­nir les prio­ri­tés liées au contexte et à l’évolution de la cri­mi­na­li­té. Autre hypo­thèse, mais qui est plu­tôt de l’ordre de l’intuition que véri­fiée scien­ti­fi­que­ment à ce stade, on connaît, en Bel­gique, une cer­taine culture de la négo­cia­tion, en ce com­pris dans l’espace public. Une approche davan­tage négo­ciée de l’espace public3 – par oppo­si­tion à la France ou à la Suisse où une ges­tion plus rigide et « confron­ta­tion­nelle » est mise en œuvre. Une acti­viste de Liège me disait ain­si au sujet des mobi­li­sa­tions contre l’extension de l’aéroport de Bier­set à Liège (« Stop Ali­ba­ba »), que les acti­vistes avaient pu dis­cu­ter avec la police. Enfin, on pour­rait aus­si ima­gi­ner que le refus du par­quet de pour­suivre cer­taines affaires par­ti­cipe d’un refus de publi­ci­ser ce type de pro­cès en Bel­gique, puisque les pro­cès per­mettent aus­si de média­ti­ser une ques­tion poli­tique. C’est une ques­tion que j’aimerais explo­rer dans le cadre de ma thèse.

Quels sont les motifs d’accusation généralement avancés à l’encontre des prévenus et quels types de risques encourent-ils ?

Je vous pro­pose d’évoquer suc­cinc­te­ment quelques affaires de déso­béis­sance civile ayant trait au contexte de crise envi­ron­ne­men­tale. À titre d’exemples, les motifs d’accusation sui­vants ont été retenus :

  1. Dans l’affaire rela­tive à l’arrachage de plants d’OGM à Wet­te­ren en mai 2011, on repro­chait aux onze pré­ve­nus (sur plu­sieurs cen­taines de par­ti­ci­pants) la des­truc­tion et la dété­rio­ra­tion de den­rées, de mar­chan­dises et autres pro­prié­tés mobi­lières. Ils étaient éga­le­ment accu­sés d’avoir for­mé une asso­cia­tion dans le but d’attenter aux per­sonnes et aux pro­prié­tés. Ce qui a fina­le­ment été rete­nu contre eux est la des­truc­tion mal­veillante de fruits des champs, de clô­tures rurales, ain­si que des actes de rébel­lion et de coups et bles­sures com­mis contre les policiers.
  2. En 2016, dans le cadre de l’action « TTIP Game Over », un acti­viste est par­ve­nu à dif­fu­ser une autre vidéo que celle rela­tive à la publi­ci­té dif­fu­sée sur le grand écran digi­tal Coca-Cola de la place De Brou­ckère à Bruxelles. Il a été accu­sé d’intrusion infor­ma­tique externe, de sabo­tage infor­ma­tique et de des­truc­tion volon­taire de la pro­prié­té mobi­lière d’autrui. Suite à sa com­pa­ru­tion, il a obte­nu une sus­pen­sion du pro­non­cé de la condam­na­tion, qui est une mesure de faveur octroyée par le tri­bu­nal. Ain­si, le seul fait de devoir com­pa­raître devant le tri­bu­nal et d’obtenir cette sus­pen­sion du pro­non­cé (avec, le cas échéant un délai d’épreuve) est consi­dé­ré comme une peine suf­fi­sante pour le justiciable.
  3. En mai 2017, plu­sieurs per­sonnes dégui­sées en ani­maux et végé­taux et fai­sant par­tie du col­lec­tif de l’EZLN-Ensemble zoo­lo­gique de Libé­ra­tion de la Nature ont notam­ment dénon­cé l’implication de la socié­té ECPA dans la crise éco­lo­gique. Les motifs rete­nus contre les pré­ve­nus ont été des dégra­da­tions mobi­lières et immo­bi­lières et des graffitis.
  4. Enfin, en 2019, à Liège, trois mili­tants du GRACQ avaient mar­qué sur le sol une nou­velle piste cyclable. Ils ont d’abord été pour­sui­vis pour entrave méchante à la cir­cu­la­tion. Ils ont éga­le­ment été accu­sés de des­truc­tion de monu­ments. Fina­le­ment après les avoir enten­dus, le tri­bu­nal a requa­li­fié l’accusation en dégra­da­tion matérielle.

On pour­rait ima­gi­ner que le refus du par­quet de pour­suivre cer­taines affaires par­ti­cipe d’un refus de publi­ci­ser cer­taines ques­tions politiques

Ces quelques affaires mettent en évi­dence le fait que les risques aux­quels les acti­vistes s’exposent poten­tiel­le­ment sont mul­tiples : il peut y avoir une sanc­tion admi­nis­tra­tive com­mu­nale (SAC), des risques de pour­suites pénales, avec un casier judi­ciaire, l’indemnisation des vic­times si elles en font la demande, et puis le fait de devoir sup­por­ter les frais de jus­tice qui sont par­fois extrê­me­ment éle­vés, voire de faire l’objet dans cer­tains pays comme en France d’une sur­veillance par­ti­cu­lière des forces de l’ordre ou de mesures d’exception. Dans cer­tains cas, cela peut aller jusqu’à la perte d’emploi. Il y a aus­si les risques civils : si le par­quet décide de ne pas pour­suivre, le plai­gnant peut, d’une part, se consti­tuer par­tie civile entre les mains du juge d’instruction ou, d’autre part, intro­duire une action au civil devant le Tri­bu­nal de pre­mière ins­tance met­tant en cause l’auteur des faits, et deman­der répa­ra­tion. Enfin, il existe aus­si des risques moins visibles, et par­fois plus insi­dieux, qui vont notam­ment tou­cher cer­taines caté­go­ries de per­sonnes déjà fra­gi­li­sées, comme les per­sonnes étran­gères ou raci­sées qui seront davan­tage impac­tées au contact des forces de l’ordre ou dans leur accès aux droits, alors pour­tant que la loi est la même pour tous4.

Mais, au-delà des actes illégaux, la justice tient-elle compte des intentions et buts poursuivis par les activistes ? Cela infléchit-il les jugements ?

Quand on com­met un acte de déso­béis­sance civile, cela n’est pas pour soi-même, dans un but égoïste, au contraire par exemple du tra­fi­quant de drogue, il y a bien une valeur plus haute qui est défen­due. La jus­tice tien­dra sans doute compte de cela dans cer­tains cas. Elle a en tout cas la pos­si­bi­li­té de le faire de deux manières. D’une part, elle peut consi­dé­rer qu’il y a une cause de jus­ti­fi­ca­tion, par exemple en admet­tant l’« état de néces­si­té ». Une cause de jus­ti­fi­ca­tion est un ensemble de cir­cons­tances qui vont être invo­quées par la per­sonne qui com­pa­raît et qui ont pour effet de sup­pri­mer le carac­tère illi­cite du com­por­te­ment reproché.

Il y a une forme de carac­tère ambi­va­lent du droit : tan­tôt il est « com­plice de la domi­na­tion et de la répres­sion », tan­tôt, il peut être le vec­teur de davan­tage de pro­tec­tion, de contes­ta­tion, de trans­for­ma­tion sociale

Ensuite, le juge peut éga­le­ment admettre des cir­cons­tances atté­nuantes qui auront pour effet de réduire la peine à laquelle est sou­mis un jus­ti­ciable. Les juge­ments admettent cela et les men­tionnent par­fois de façon tout à fait expli­cites (jeune âge du pré­ve­nu, pas d’atteinte aux per­sonnes, contexte de l’action, action et buts dés­in­té­res­sés, etc.). Je rap­pelle à cet égard l’individualisation de la peine, prin­cipe essen­tiel en droit pénal. Les magis­trats peuvent adap­ter (sans y être contraints) la sanc­tion judi­ciaire en s’appuyant sur dif­fé­rents élé­ments : la per­son­na­li­té du jus­ti­ciable, le milieu social, l’âge, la vie pro­fes­sion­nelle et pri­vée, l’état psy­cho­lo­gique. Par exemple, dans une affaire de déso­béis­sance civile envi­ron­ne­men­tale en Suisse, l’état d’anxiété du jus­ti­ciable a été pris en compte dans le contexte de l’urgence éco­lo­gique qui l’a pous­sé à com­mettre l’action. Cette éco-anxiété revient sou­vent dans les tri­bu­naux suisses et fran­çais, par­fois en étant objec­ti­vée par des témoi­gnages (si le juge accepte un tel témoi­gnage) ou le dépôt de divers docu­ments (docu­ments médi­caux, rap­ports d’experts et scien­ti­fiques, etc.). On peut ain­si obser­ver que des peines très dif­fé­rentes sont prises par des juges dif­fé­rents pour le même type d’actes. Mais cela reflète une frac­ture beau­coup plus glo­bale qui se maté­ria­lise déjà dans nos socié­tés, une forme de divi­sion de la socié­té face aux grands enjeux envi­ron­ne­men­taux notam­ment, et aux mesures à mettre en œuvre face à ceux-ci.

Peut-on revenir à cette notion d’état de nécessité sur laquelle vous travaillez et qui est régulièrement mobilisée pour la défense des activistes ?

L’état de néces­si­té est une cause de jus­ti­fi­ca­tion (per­met­tant d’acquitter la per­sonne qui démontre que cer­taines condi­tions sont réunies) qui s’est pro­gres­si­ve­ment for­gée et com­plexi­fiée au fil de la juris­pru­dence. Il peut être invo­qué sui­vant cer­taines condi­tions5. Le pré­ve­nu doit pou­voir démon­trer au moment des faits, qu’il se trou­vait dans une situa­tion de dan­ger grave, cer­tain, actuel ou immi­nent, pour soi-même ou autrui, ou à l’encontre de biens, dan­ger qui le pla­çait devant un conflit d’intérêts : res­pec­ter la loi pénale et l’ordre public qu’elle défi­nit ou, au contraire, com­mettre une ou plu­sieurs infraction(s) pour pré­ser­ver un autre droit ou inté­rêt consi­dé­ré comme supé­rieur, en accep­tant de se sou­mettre à un contrôle pos­té­rieur des cours et tri­bu­naux. En effet, il faut pou­voir démon­trer que l’intérêt défen­du est plus impor­tant que celui qui est sacri­fié (prin­cipe de pro­por­tion­na­li­té). L’individu doit éga­le­ment démon­trer qu’il ne pou­vait sau­ve­gar­der la valeur mena­cée autre­ment qu’en com­met­tant l’infraction (prin­cipe de sub­si­dia­ri­té). Enfin, il faut démon­trer qu’aucune faute préa­lable à l’acte délic­tueux n’a été commise.

L’état de néces­si­té a beau­coup été uti­li­sé en Bel­gique pour défendre les résis­tants de la Deuxième Guerre mon­diale qui ont ain­si pu être acquit­tés pour des faits qui, en temps nor­mal, leur auraient valu une condamnation.

Ain­si, dans les cas de déso­béis­sance civile com­mise dans le contexte de l’urgence éco­lo­gique, les juges pénaux sont confron­tés à la ques­tion de savoir si les dérè­gle­ments cli­ma­tiques qu’on connait aujourd’hui consti­tuent un dan­ger grave, actuel ou immi­nent, si les acti­vistes auraient pu pro­té­ger la pla­nète et la vie sur la pla­nète autre­ment qu’en com­met­tant l’infraction qui leur est repro­chée, et si la situa­tion dans laquelle ils se sont pla­cés pro­cède ou non d’une faute préa­lable de leur part. Les deux points d’attention majeurs sont, la plu­part du temps, les prin­cipes de sub­si­dia­ri­té et de pro­por­tion­na­li­té. L’enjeu est évi­dem­ment de taille puisque si l’individu inquié­té peut démon­trer d’un état de néces­si­té jus­ti­fiant la com­mis­sion de l’infraction qui lui est repro­chée, il en sera acquit­té par le juge. 

Men­tion­nons que l’état de néces­si­té a beau­coup été uti­li­sé en Bel­gique pour défendre les résis­tants de la Deuxième Guerre mon­diale qui ont ain­si pu être acquit­tés pour des faits qui, en temps nor­mal, leur auraient valu une condam­na­tion. Le pro­fes­seur de droit pénal P-E Trousse a dit en 1956, concer­nant l’état de néces­si­té qu’il « offre quelque ana­lo­gie avec le phé­no­mène qu’en spé­léo­lo­gie on appelle la résur­gence. En effet, cette notion va et dis­pa­raît pour réap­pa­raître à cer­tains moments de la pen­sée juri­dique avec une force accrue. Il est curieux de consta­ter qu’elle trouve un regain de faveur lorsqu’il s’agit de résoudre théo­ri­que­ment des situa­tions de crise tant, dans la vie des indi­vi­dus que dans la vie des col­lec­ti­vi­tés. […] elle est invo­quée dans des périodes de guerre ou de cata­clysmes pour jus­ti­fier des solu­tions qui s’accommodent mal de la rigi­di­té natu­relle de la légis­la­tion pénale6 ».

Cette problématique pose aussi la question des nuisances et de comment la balance de la justice s’équilibre sur celle-ci : les nuisances opérées par le prévenu et celles opérées par le plaignant, qui souvent touchent une population conséquente voire entière (spécifiquement sur les questions environnementales mais aussi économiques et sociales) ?

Cette ques­tion des nui­sances est inté­res­sante, mais il m’est dif­fi­cile d’y répondre à ce stade. Il y a une forme de bipo­la­ri­té, de carac­tère ambi­va­lent du droit. Tan­tôt il est « com­plice de la domi­na­tion et de la répres­sion », tan­tôt, sous cer­taines condi­tions, il peut être le vec­teur de davan­tage de pro­tec­tion, de contes­ta­tion, de trans­for­ma­tion sociale. Qu’est-ce que ces pro­cès ont eu comme effets ou comme impacts, et peut-on consi­dé­rer à ce stade que la Jus­tice consti­tue une cer­taine forme de contre-pouvoir ? Clé­mence Demay avance dans sa thèse qu’on peut rete­nir la déso­béis­sance civile comme exer­çant un contrôle de consti­tu­tion­na­li­té et que cela s’inscrit au rang des méca­nismes de contre-pouvoir pré­sents au sein d’une démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle. Ain­si dit-elle que « loin d’être une tyran­nie de la mino­ri­té, les actes de déso­béis­sance civile sont pré­sen­tés en phi­lo­so­phie comme une manière de contri­buer à un espace de débat et de faire la place à des reven­di­ca­tions, des chan­ge­ments sou­hai­tés par une par­tie de la popu­la­tion qui ne peut l’exprimer qu’avec ses moyens. Cette mesure consti­tue un contre-poids, un contre-pouvoir en com­plé­ment à la règle majoritaire. »

« Loin d’être une tyran­nie de la mino­ri­té, les actes de déso­béis­sance civile sont (…) une manière de contri­buer à un espace de débat et de faire la place à des chan­ge­ments (…) sou­hai­tés par une par­tie de la population. »

Cela pose aus­si la ques­tion de la concep­tion du rôle des avo­cats d’une part, et des juges, d’autre part, qui, selon la typo­lo­gie de Fran­çois Ost, agissent comme des juges-entraîneurs, c’est-à-dire usant d’un « ins­tru­men­ta­lisme dyna­mique » à l’égard de l’état de néces­si­té et de la liber­té d’expression qu’ils vont éven­tuel­le­ment mobi­li­ser en tant qu’arguments juri­diques. Dans un tel modèle, le juge n’est plus « l’applicateur pas­sif de prin­cipes et de règles pré­éta­blis » (vision léga­liste et étroite du rôle et de la posi­tion du magis­trat), mais il « col­la­bore à la mise en œuvre de fina­li­tés sociales et poli­tiques » où « une grande atten­tion est por­tée aux élé­ments de fait, maté­riels et psy­cho­lo­giques de l’affaire. À cette fin sont mobi­li­sées toutes les res­sources de l’enquête empi­rique7 », en per­met­tant les témoi­gnages de toute une série de per­sonnes devant la Jus­tice. Cela pousse à déve­lop­per une concep­tion beau­coup plus exi­geante de la fonc­tion et du rôle des juges.

Sommaire du numéro