Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°94

« Moi, la pandémie, je suis contre » ou : aux grands remèdes, les grands maux

Par Jenifer Devresse et Julien Paulus

Quoi qu’en dise Renaud, le pire n’est pas qu’« Y m’ont fermé tous mes bistrots ». Car, dans le flot tumultueux des mesures et contre-mesures, des fermetures, réouvertures, autorisations et interdictions, on aura rarement été aussi désorientés. Exagère-t-on ? Minimise-t-on ? Difficile de s’y retrouver et encore plus de réfléchir. Pourtant, nous aurions bien besoin de garder la tête froide. Car quel que soit le risque à affronter, il n’autorise pas tout, et encore moins n’importe quoi.

Si tant de juristes et d’associations tirent la sonnette d’alarme, ce n’est pas pour rien. C’est qu’un certain nombre de nos droits démocratiques fondamentaux ont été mis à mal par les mesures de confinement puis de « déconfinement » : liberté de circulation, de réunion, d’expression, de conscience et de religion ; droit à l’information, au respect de la vie privée et familiale ou même, ironiquement, droit à la santé. Des mesures d’une violence souvent plus que symbolique et, dans tous les cas, inédite en temps de paix, dont l’une des plus traumatisantes restera sans doute l’interdiction de se réunir en famille aux obsèques d’un parent. Le tout contrôlé et puni, en cas de désobéissance, par des amendes, des sanctions administratives (comme des fermetures d’établissements) et même des peines d’emprisonnement1. Ou pour le dire autrement : « Ces mesures imposent des contraintes considérables aux individus, dont les libertés les plus fondamentales sont réduites à un point qui n’a jamais été atteint en Belgique depuis la Seconde Guerre
mondiale2

En a-t-on trop fait ?

Ces restrictions exceptionnelles de nos droits, assorties de leur cortège de sanctions, ont été décidées par notre exécutif en-dehors de tout cadre légal national ou international qui l’aurait permis3, comme la Constitution belge ou la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Pourtant, l’article 15 de la CEDH permet un régime de dérogation à certaines libertés « en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». Mais avec certaines conditions4. Il aurait fallu avertir le Secrétaire général du Conseil de l’Europe des mesures adoptées, justifier leur nécessité, leur fixer une durée maximale, etc. L’État belge a préféré décider seul, loin des fastidieux contrôles et des limitations qu’on aurait pu lui opposer.

Les pouvoirs que s’est octroyés un gouvernement, alors minoritaire et jusque-là en affaires courantes depuis décembre 2018, posent tout de même de sérieuses questions, notamment quant à la légitimité des décisions prises et au processus décisionnel, sans débat public et encore moins de consultation citoyenne. D’autant qu’il est à déplorer qu’un certain nombre de ces décisions furent traduites en des termes trop flous et donc sujets aux interprétations les plus diverses. Ainsi par exemple de l’arrêté ministériel restreignant nos déplacements à ceux « essentiels » : pas claires pour le citoyen moyen, les règles ne l’étaient pas davantage pour la police pourtant investie de leur contrôle. Hors d’un cadre légal acceptable, sans contrôle en amont (CEDH) ni en aval (débat public, citoyen), quels garde-fous subsistaient-ils face aux risques encourus par plusieurs de nos droits les plus fondamentaux ? À danger exceptionnel, mesures exceptionnelles, dira-t-on, et la rigueur des mesures serait à la hauteur du péril sanitaire. L’argument est en effet recevable et le caractère inédit de la situation ne plaidait sans doute pas en faveur de longs débats préalables à la prise de décision. Mais, une fois les décisions prises, qui pouvait s’assurer, et par quels mécanismes, de l’absence, par exemple, de tout « effet cliquet » ?

Cette question de la « proportionnalité » qui commence à apparaître sur la scène médiatique n’est pas qu’une affaire de juristes. Il en découle en fait plusieurs questions concrètes : l’objectif est-il légitime ? Les mesures prises sont-elles indispensables et proportionnées au risque ? Sont-elles utiles et efficaces ? N’y a-t-il pas d’autres solutions envisageables, plus respectueuses des droits humains ? Enfin, ce « risque sanitaire » doit bien entendu être pesé à l’aune de tous les autres risques qui lui sont liés, en ce compris les conséquences potentielles sur les populations des mesures prises dans le cadre de la gestion dudit risque sanitaire5 : conséquences économiques, sociales, psychologiques, et même sanitaires. La préservation du corps biologique, guidée par un idéal de « risque zéro6 » et au détriment du corps social, ne peut être le seul paramètre de la décision politique, même en situation de « crise ». Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre les deux approches, c’est-à-dire tenter de définir un niveau de risque acceptable par l’ensemble du corps social. Et ceci est difficilement envisageable autrement que sous la forme d’un débat public.

Ainsi, s’il est évident qu’il faille impérativement agir pour éviter le risque collectif que constitue la saturation des hôpitaux, l’action menée à cette fin doit-elle pour autant faire courir d’autres risques collectifs potentiellement aussi dangereux à court ou à long terme pour la société ? C’est un vaste débat que la récente cacophonie politico-médiatique a malheureusement fortement contribué à parasiter. Et de fait, à la manière d’une prophétie auto-réalisatrice, l’immense spectacularité des mesures prises (conférences de presse solennelles, images de villes désertes, animaux sauvages colonisant les rues, etc.) contribua grandement, par un effet de boucle rétroactive, à la démonstration a posteriori de leur nécessité initiale.

Silhouettes manifestantes pendant le confinement

Au mépris des alternatives

Chaque parent s’est un jour senti démuni face à ses enfants. Confronté à une situation délicate, on ne sait pas toujours comment réagir. Alors on se fâche. On menace. On punit. Chaque parent le sait, la crispation-réflexe autoritaire révèle souvent ses propres failles. Désemparés par une situation inédite et donc imprévisible, coincés entre manque d’anticipation, gestion fébrile et improvisation, bon nombre de gouvernements ont agi – voire réagi – en ordre dispersé, confondant souvent vitesse avec précipitation et efficacité avec sévérité. Et, par un effet de mimétisme assez saisissant, chacun se dépêchant d’imiter les mesures du voisin, la plupart se tournèrent vers le modèle chinois du lockdown, parmi les plus intransigeants, alors que le monde offrait tout de même quelques modèles alternatifs (Taïwan, Corée du Sud, Vietnam), plus souples, dont on aurait pu s’inspirer, ne fût-ce que pour tenter de solliciter l’adhésion de la population. On aurait, par exemple, pu explorer certains exemples de confinement dit « intelligent », consenti, ciblé, et localisé en fonction des foyers de contamination.

Karin Verelst, chercheuse à la VUB, s’interroge ainsi à propos de la quarantaine : pourquoi imposer une mesure anticonstitutionnelle quand un avis médical pourrait suffire ? Elle note amèrement que la quarantaine est « très problématique pour beaucoup de gens et que le gouvernement préfère faciliter son imposition plutôt que d’intervenir7 ». Comment ? En mettant en place une bonne politique d’information, mais aussi des incitants, suggère la chercheuse : reloger décemment les familles dans le besoin, leur fournir une aide matérielle et financière, interdire le licenciement pendant cette période, etc. Et de conclure : « Une «politique défaillante» ne peut pas constituer un argument juridique concluant ».

Un climat anxiogène aux effets pervers

A contrario, la fermeté affichée par les gouvernants et, en corollaire, la quasi-absence de concertation et de débat contradictoire dans la prise de décision ont eu comme effet collatéral l’émergence assez rapide d’un clivage entre « pro » et « anti », c’est-à-dire entre ceux qui adhèrent globalement aux mesures gouvernementales et ceux qui les critiquent. Le tout cristallisé autour de la question des masques qui aura fini par symboliser cette polarisation grandissante. Finalement, les inévitables contradictions inhérentes à une gestion de crise où l’on navigue à vue, mais aussi, il faut bien le dire, à la communication souvent défaillante d’un exécutif épuisé par une interminable crise politique, se révélèrent particulièrement contreproductives, entraînant des réactions protestataires tout aussi irrationnelles. Quand le ras-le-bol gronde, le risque est grand de voir rejeter en bloc l’ensemble des mesures sanitaires, y compris les plus sensées.

Par ailleurs, et c’est sans doute l’aspect le plus inquiétant : la « crise » passe, les modèles restent. L’histoire (celle du terrorisme, par exemple) montre que les mesures d’exception mises en place dans l’urgence pour contrer une menace, censées être temporaires, ont une fâcheuse tendance à s’inscrire durablement dans notre arsenal législatif et apparenté. L’exemple le plus emblématique à cet égard est sans nul doute le Plan Vigipirate, activé en France suite aux attentats terroristes de la station RER Saint-Michel de juillet 1995, jamais levé depuis jusqu’à être renforcé et accompagné, depuis les attentats de 2015, d’un dispositif de déploiement militaire dans l’espace public, baptisé « Opération Sentinelle » (qui inspirera son équivalent belge « Vigilant Guardian »).

Ce type de permanence fait craindre à certains analystes avisés l’instauration d’un « régime d’exception de droit commun », d’autant que plusieurs des mesures « spéciales Covid » ne se fixent aucune limite dans le temps. Même si cette crainte ne se réalise pas, demeure un risque : celui de créer un précédent – c’est-à-dire que ce plan de gestion de crise constitue un modèle déjà tout prêt, facile à reproduire face à une autre « crise ». Qui sait qui sera le prochain ennemi à combattre ? Le potentiel ne manque pas, à commencer par la grande probabilité d’une « deuxième vague ». Sous nos pieds s’amorce une pente glissante, qui pourrait mener à banaliser les dérogations aux droits et libertés des citoyens dès qu’une menace se profile – qu’elle soit réelle, supposée, fantasmée, ou tout simplement décrétée par l’État.

Silhouettes manifestantes pendant le confinement

Une société civile pas si confinée

Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, il semble que le danger ait été bien perçu par bon nombre d’acteurs de la société civile qui n’ont pas manqué de se mobiliser depuis le début du confinement et au-delà de la fin de celui-ci, cela par tous les moyens que le contexte permettait. Comme l’écrivent Benjamin Biard et Vincent Lefebvre : « Cette période a ainsi été marquée par la publication d’un très grand nombre de cartes blanches et de lettres ouvertes adressées aux responsables politiques. Ces initiatives ont parfois résulté de synergies inédites entre des protagonistes qui n’ont pas l’habitude de collaborer, ou ont provoqué de telles collaborations8. » Ce foisonnement d’interventions a ainsi « permis à la société civile de questionner, malgré les mesures de confinement et de distanciation sociale, la manière dont la crise est gérée par les autorités publiques. »

Plus encore, il a activé ou réactivé un processus de revendications dont bon nombre préexistaient à la crise mais surtout dont la plupart ont été violemment mises en lumière par elle (le refinancement urgent du secteur des soins de santé n’étant pas le moindre). Le contexte pandémique fut aussi l’occasion pour de nombreux acteurs (syndicats, mutualités, secteur associatif) de questionner le fonctionnement d’un certain nombre de secteurs (écoles, entreprises mis aussi loisirs) et de proposer des réformes voire des alternatives.

Toutefois, il nous faut rester prudents car, comme le rappellent Biard et Lefebvre, si la société civile peut clairement avoir un impact sur la gestion de la crise, il ne faut pas perdre de vue que la crise elle-même, et en particulier ses prolongements économiques, en aura certainement elle aussi un immense sur le secteur. Ainsi, « le moment post-corona semble également représenter, pour la société civile et un certain nombre de ses acteurs, un moment de turbulences qui risquent d’aller croissantes dans les prochains mois, en particulier si des mesures d’austérité budgétaire devaient être prises (ce qui pourrait notamment impliquer que divers subsides octroyés au monde associatif soient à l’avenir réduits voire supprimés). Alors que la Belgique vit l’une des crises politiques les plus profondes de son histoire, alors que les principes de l’État de droit ont été mis sous pression ces derniers mois, les rôles d’alerte et de veille démocratiques, de contrôle de l’activité des pouvoirs publics, d’éducation permanente et de lutte contre les inégalités et les discriminations sociales, traditionnellement assumés par la société civile, pourraient dans ce contexte être menacés, en particulier si la situation devait encore se dégrader sur le plan sanitaire9. »

Espoir, donc. Mais vigilance aussi.

  1. Ainsi, le Code wallon de l’Action sociale et de la Santé, modifié en juillet 2020, punit désormais tout manquement aux règles édictées en matière de quarantaine « d’une amende de 1 à 500 euros et d’un emprisonnement de huit jours à six mois, ou de l’une de ces peines seulement ». Décret modifiant l’article 47/15 du Code wallon de l’Action sociale et de la Santé et insérant un article 47/15bis en vue de prendre des mesures relatives à la crise sanitaire liée à la COVID-19 (consultable sur https://wallex.wallonie.be). Notons au passage qu’un pays comme le Chili a prévu des peines de prison allant de 3 à 5 ans pour tout manquement aux règles du confinement.
  2. Frédéric Bouhon, Andy Jousten, Xavier Miny et Emmanuel Slautsky, « L’État belge face à la pandémie de Covid-19 : esquisse d’un régime d’exception », Courrier hebdomadaire du CRISP n°2446, (01/2020), p.5.
  3. Pour un développement nuancé de ce qui est décrit ici à traits grossiers, voir les « Carnets de crise » du Centre de droit public de l’ULB (#3, 10, 15, 16, 24, et « hors-série » du 03/04/2020) ; et Frédéric Bouhon, Andy Jousten, Xavier Miny et Emmanuel Slautsky, op. cit. (notamment, pp. 13-14 pour ce qui concerne les libertés prises avec la Constitution par les arrêtés du ministère de l’Intérieur des 13, 18 et 23 mars 2020 et qui instaurent de facto le confinement).
  4. Les dérogations prévues à l’article 15 le sont notamment en regard de l’article 2 de la même CEDH et qui met tout État dans l’obligation juridique absolue de prendre des mesures pour préserver la vie des personnes soumises à sa juridiction.
  5. Selon une enquête Solidaris (2019), en Belgique quatre patients sur dix postposent un soin ou renoncent carrément à se faire soigner faute de moyens. Et ces chiffres ne cessent de grimper.
  6. Il faut lire à ce sujet la chronique de François Gemenne, « Crise de la Covid-19 : la tyrannie du risque zéro », Le Soir, 15/08/2020, https://plus.lesoir.be/318833/article/2020-08-15/crise-de-la-covid-19-la-tyrannie-du-risque-zero.
  7. Karin Verelst, « Il en va de l’avenir de l’État de droit », entretien de Seppe de Meulder, pour Solidaire.org (06/08/2020), https://www.solidaire.org/articles/karin-verelst-il-en-va-de-l-avenir-de-l-etat-de-droit.
  8. Benjamin Biard et Vincent Lefebvre, « La société civile, victime mais aussi actrice de la crise sanitaire », in Imag, le magazine de l’interculturel, n° 353, septembre 2020.
  9. Idem.