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« Façons de dire. Façons de faire » : ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas

Par Maite Molina Mármol

Dans les années 1960-1970, dans le cadre de l’étude ethnographique du village français de Minot, Yvonne Verdier s’attache à étudier la position des femmes dans la société paysanne française traditionnelle. À partir de l’analyse de trois figures – la laveuse, la couturière, la cuisinière – elle met en exergue comment « façons de dire et façons de faire se relaient et s’éclairent mutuellement pour dessiner une sphère de représentations et d’actions appartenant en propre
aux femmes1 ».

Cinquante ans plus tard, dans le cadre d’une recherche sur la mémoire de l’exil et de l’immigration espagnols en Belgique, ma rencontre avec certaines femmes migrantes et l’écoute, répétée et attentive, de leurs récits modifient progressivement la perspective dans laquelle s’était initialement déployée cette étude. Il s’agit ici de tirer quelques fils à partir de ce qu’offre la prise en considération de ces récits et de leurs spécificités.

Pour ce faire, il faut néanmoins brièvement les situer et les caractériser, en commençant par rappeler que les deux vagues migratoires considérées, celles de l’exil et de l’immigration, s’inscrivent plus ou moins directement dans le giron de cet « événement-référence2 » qu’a constitué la Guerre d’Espagne (1936-1939)3. La distinction entre « exil politique » et « immigration économique » a d’ailleurs été de nombreuses fois remise en cause pour le cas espagnol, alors que cette dernière vague migratoire s’inscrit pleinement dans le contexte franquiste de l’après-guerre. La parole militante occupe donc d’emblée un espace important, portée par l’opposition politique au franquisme, mais aussi par l’action syndicale qui se développe progressivement dans la société d’accueil, ainsi que par l’activisme associatif. Néanmoins, il m’apparaissait nécessaire, tout autant qu’il m’était cher, de ne pas me cantonner à l’échange avec les porte-parole de toutes sortes, pour rencontrer des hommes et femmes qui n’étaient pas actifs dans des structures. Ils étaient plus difficiles à identifier, moins aisés à rencontrer. Cela s’est fait par l’intermédiaire de connaissances – ce qui explique sans doute qu’ils aient accepté de me recevoir. J’ai ainsi réalisé quelques entretiens avec ces femmes, qui ont en commun d’avoir été peu alphabétisées puisqu’elles ont commencé leur vie de travail dès leur enfance, en Espagne ; qui ont élevé leurs enfants en Belgique en travaillant plus ou moins régulièrement ; qui ont parfois fréquenté les associations espagnoles sans s’y impliquer. Ce n’est cependant que tardivement que j’ai pu prendre la mesure de leurs propos, de ce qu’elles disaient comme de ce qu’elles ne disaient pas.

Ce qui est donné à voir

À l’analyse, leurs récits révèlent d’abord – en creux – l’existence d’un « espace du dicible » dans lequel ces femmes ne s’inscrivent pas et qu’occupent, comme cela a déjà été esquissé, en grande partie les militants, plus visibles, plus aisément repérables et accessibles dans le cadre d’une prise de parole dont la légitimité n’est pas questionnée, en premier par les acteurs eux-mêmes. Suivant Ana Fernández Asperilla qui distingue trois figures de l’immigration espagnole en Belgique, on constate que les « mineurs » et les « militants » laissent les « servantes » dans l’ombre tant sur le plan historique que mémoriel4. Ensuite, ces récits mais surtout ceux de certaines femmes militantes confirment l’existence d’une mémoire genrée dont l’influence s’exerce à la fois dans le cadre familial et communautaire. À une mémoire essentiellement portée par les hommes, située sur un axe vertical, mémorisant les origines familiales portées par l’histoire – véridique ou mythique – des ancêtres, répond une mémoire « qui retient la parenté proche et s’étend sur la collatéralité » et qui est davantage le fait des femmes, ces « inlassables marieuses, gardiennes des commémorations domestiques, veillant au maintien des relations entre parents5 ».

Ce qui est dit

L’appréhension de cette mémoire genrée repose, comme cela a été évoqué, sur la prise en considération et l’analyse de discours de femmes militantes, dont certaines peuvent être désignées comme « entrepreneurs de mémoire6 ». Ces récits militants, comme ceux des syndicalistes, politiques, leaders associatifs, de la vague migratoire de l’exil ou de celle dite « économique », ont occupé l’avant-plan au début de ma recherche. Parsemés d’anecdotes, jouant sur le suspense, élaborés, construits et répétés, ils m’ont littéralement captivée7. En contraste, les récits des femmes « du commun » sont particulièrement marqués par la faiblesse de la propension biographique8 et me laissent, au moment de leur recueil un « goût de trop peu ». Les vies qui me sont narrées le sont de manière linéaire, sans relief, sur le ton de l’évidence.

Mais il s’avère que l’écoute de ces récits ne se donne pas de prime abord, elle requiert patience et attention qui s’exercent lors des réécoutes nécessaires à la retranscription et des lectures qui s’en suivent. Il apparaît alors que les discours s’animent à des moments bien spécifiques au cours desquels mes interlocutrices ne répondent pas à mes questions mais racontent. C’est le cas lorsqu’elles évoquent la « débrouille » qui fait leur quotidien en temps de guerre – celle-ci constituant moins, dans leurs propos, un événement à part entière qu’une toile de fond. C’est aussi le cas lorsque ces femmes qui ont toutes « servi » dans des maisons, parfois dès l’enfance, me décrivent les façons de faire d’antan – de nettoyer, de cuisiner, de coudre mais aussi de travailler au champ. Et ici aussi, façons de dire et façons de faire s’imbriquent : l’acquisition de l’habileté manuelle s’accompagne de la transmission d’un patrimoine immatériel langagier, composé d’expressions mais aussi d’anecdotes et de confidences – entre femmes, de mère à fille : « un même fil parcourt la tresse que forment propos, gestes et fonctions féminines9 ».

Comme l’indique Yvonne Verdier, l’exercice excède cependant le recueil de paroles, l’enregistrement de pratiques parfois révolues, et je me retrouve, comme elle, à suivre ces femmes dont les propos ouvrent de nouvelles perspectives car : « Ce sont […] elles-mêmes qui ont proposé la matière essentielle, elles aussi qui ont tendu le fil qui nous a guidée ; ce qui nous a conduite, c’est moins une méthode qu’une volonté de les “prendre au mot” : leur discours a ses raisons, mais ces raisons ne sauraient se dévoiler par l’application d’une grille extérieure, et ce que l’on saisit ainsi à la volée, ou lors d’échanges et d’interrogations plus réfléchies, prend forme et révèle sa logique et sa cohérence dans une lente remontée mot à mot au cœur de ce qui est une pensée. S’y trouve agité ce qui nous agite tous, l’amour, la mort, le travail, le destin, la vie. En leur parole, elles possèdent et l’intelligence de leur propre réalité et le don de la transmettre.10»

Linogravure Bureau Tempête-Be Cause Toujours !

Ce qui est révélé

C’est ainsi, chemin faisant et en quelque sorte par le biais, que j’ai été amenée à prendre en compte toute une part du phénomène mémoriel, rarement explorée car difficilement appréhendable, et qui est en quelque sorte diluée dans les espaces de vie, les gestes, les objets. S’attacher à cette dimension quotidienne, intime et même incarnée de la mémoire participe du refus de réduire celle-ci à ses manifestations les plus accessibles et ostentatoires pour au contraire y reconnaître une irréductible part flottante et volatile. C’est l’attention à la parole des femmes immigrées dont j’ai croisé la route qui m’a ouvert cet accès. Il m’a fallu pour ce faire être attentive à ce qu’elles me disaient mais aussi sensible à ce qu’elles ne me disaient pas. Et il reste encore à parcourir et à découvrir dans le « silence » que nous adressent « les majorités » dans lesquelles s’inscrivent bien entendu ces femmes :

« […] les militants, par le biais des entretiens, gagnaient toujours la bataille de l’histoire écrite. Parce que leurs récits étaient plus développés et mieux articulés que ceux des autres. Parce qu’il s’agissait de “bons rapporteurs”, qui se souvenaient de tout, c’est-à-dire qu’ils se souvenaient surtout de la manière dont ils auraient voulu que les choses se passent. Et, peut-être, dont nous autres nous aurions aussi voulu qu’elles se passent. À cette époque, mon équipe et moi-même voulions faire de l’histoire de manière objective, et nous confrontions les réponses que donnaient les gens, nous analysions les phrases et les mots. Mais au moment de rédiger un texte, le poids de ce qu’avaient dit les militants, bien qu’ils aient été inférieurs en nombre, avait une plus grande importance et, sans doute, une plus grande envergure que ce que disaient les majorités, simplement parce que nous n’avions pas su évaluer les silences qui par ailleurs n’ont pas de contenance. Ce constat nous a convaincues du fait que le plus important n’était pas ce qui se disait, mais bien ce qui était tu, surtout si cela était tu à travers le prisme de la militance. Et pour cette raison, nous sommes devenues les avocates du silence des majorités, au point même de nous faire procureures de la parole prononcée. Nous avons pris conscience que les marginaux avaient une voix, mais que les intellectuels, les historiens et les politiciens étaient incapables de l’entendre. En outre, nous nous rendions compte que les militants, et a fortiori, ceux qui parvenaient à être interviewés constituaient une frange minuscule. […] La plupart des personnes que j’ai interviewées sont conscientes que l’histoire écrite n’est pas la leur et qu’ils n’ont aucune raison de partager leur vécu ni leurs souvenirs, tout comme ils n’ont pas à nous faire prendre part à leur vie, et ils ont dit et répété qu’ils “veulent passer inaperçus”, parce que leurs vies “ne sont pas intéressantes” et que je ne vais moi non plus rien leur apporter11. »

  1. Yvonne Verdier, Façons de dire. Façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979, p. 337.
  2. Émile Témime, 1936, la Guerre d’Espagne commence, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986, p. 46.
  3. Événement qui a aussi profondément marqué l’imaginaire belge. Cf. notamment José Gotovich « La Belgique et la Guerre civile espagnole. Un état des Questions », Revue belge d’histoire contemporaine, XIV, n° 3-4, 1983, p. 497-532 ou encore le numéro spécial de la RBPH qui a été consacré à cette thématique : Revue belge d’histoire contemporaine : La guerre d’Espagne, XVII, 1-2, 1987.
  4. Si Ana Fernández Asperilla met en évidence la notion de servante, elle inclut néanmoins dans cette désignation les femmes qui ne résidaient pas au domicile de leur employeur et qui ont exercé, que ce soit à temps plein ou pour quelques heures par semaine, de manière déclarée ou non, comme femmes de ménage. Ana Fernández Asperilla, Mineros, sirvientas et militantes: medio siglo de emigración española en Bélgica, Madrid, Fundación Primero de Mayo, 2006. D’une part, alors que l’étude de la présence espagnole en Belgique montre le rôle pionnier et l’indépendance de certaines femmes dans le processus migratoire, en particulier des « bonnes à tout faire », aucune recherche spécifique ne leur a été consacrée à ce jour. D’autre part, cette invisibilité a également cours en termes mémoriels et patrimoniaux, les « servantes » étant absentes des divers hommages et commémorations consacrés à l’exil et l’immigration espagnols en Belgique. Maite Molina Mármol, « Le patrimoine au prisme de l’immigration : le cas de la présence espagnole en Belgique », Analyse de l’IHOES, n°146, 6 juillet 2015 [disponible en ligne].
  5. Françoise Zonabend, La mémoire longue. Temps et histoires au village, Paris, Jean-Michel Place, 2000 (1980), p. 23-24. Françoise Zonabend est l’une des quatre ethnographes du village de Minot.
  6. Marie Buscatto, « Voyage du côté des “perdants” et des “entrepreneurs de mémoire” », in Ethnologie française, n°4, 2006, pp. 745-748.
  7. Si ces récits fonctionnent, c’est grâce à leur cohérence, signe d’une identité assurée pouvant prendre appui sur un groupe plus large, ce qui provoque néanmoins également un effet de « lissage » comme l’évoque Michael Pollak, « La gestion de l’indicible », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, 1986, p. 30-53.
  8. Claude F. Poliak, « Manières profanes de “parler de soi” », in Genèses, 47, juin 2002, pp. 4-20.
  9. Yvonne Verdier, op. cit., p. 337.
  10. Ibid., p. 14-15. C’est moi qui souligne.
  11. Mercedes Vilanova, Las mayorías invisibles. Explotación fabril, revolución y represión. 26 entrevistas, Barcelone, Icaria, 1996, p. 37-39.