Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°88

Mots
Jaune

Par Henri Deleersnijder

N’a-t-on pas tout dit, et son contraire, des gilets jaunes ? Du caractère protéiforme de ce mouvement social né en novembre 2018 ? De sa spontanéité issue en-dehors de tous les radars médiatiques et de tous les agendas politiques ? De la vive sympathie qu’il a aussi suscitée, bien au-delà des frontières de l’Hexagone d’ailleurs ? Des débordements violents de tous ordres enfin auxquels il a donné lieu au fur et à mesure que les actes du samedi s’échelonnaient au fil des semaines ?

Raison pour laquelle il ne sera pas ajouté la moindre tentative de décryptage de cet ample et durable phénomène dans cette chronique : selon la loi du genre, une certaine brièveté y est nécessairement de rigueur.

Le jaune, en revanche, retiendra son attention. Voilà une couleur qui, historiquement, n’a pas bonne réputation, en Occident du moins. Par son ordonnance de 1269 déjà, Saint Louis, alias le roi Louis IX, impose aux Juifs le port d’une rouelle jaune sur leur vêtement. Symbole chrétien de la trahison, cette couleur était méprisable entre toutes à l’époque médiévale et rappelait les 30 deniers d’or que Judas avait acceptés – selon les Évangiles canoniques – après avoir livré Jésus aux grands prêtres de Jérusalem. Et l’on sait que l’étoile jaune sera imposée par le régime nazi à partir du 1er septembre 1941 à tous les Juifs d’Allemagne, dès l’âge de 6 ans ; en 1942, la mesure sera d’application en France, en Belgique et aux Pays-Bas.

Pérennité de certaines représentations mentales, chromatiques en l’occurrence. Aujourd’hui encore, alors que le bleu emporte l’adhésion de la plupart de nos contemporains, le jaune reste largement une marque d’infamie. Qu’il soit employé comme adjectif ou comme nom, le mot est affublé d’une nette résonance péjorative. On se souvient, par exemple, du « péril jaune », expression à forte dose raciste, désignant jadis une soi-disant poussée démographique chinoise, mais mutée de nos jours en réelle menace économique. Un « jaune », par ailleurs, est un ouvrier qui refuse de prendre part à une grève mais accepte sans honte le bénéfice arraché par le combat des autres. Quant au « visage jaunâtre », il est le signe manifeste d’une affection passagère (une « jaunisse » ?), voire d’un état de santé déficient sinon alarmant. Un peu à l’instar de ces feuilles d’automne, que rudoient les premiers frimas et qui perdent irrémédiablement la vigueur de leur verte saison…

On dira que, dans un registre plus estival, c’est faire peu de cas du « maillot jaune » ! Sauf que si ce justaucorps a servi à désigner à partir de 1919 le coureur en tête du classement du Tour de France, c’est parce que le journal L’Auto, parrain de l’épreuve et ancêtre de L’Équipe, était imprimé sur du papier… jaune. On se plaira dès lors à penser que, se surajoutant au rôle des peintres impressionnistes valorisant le jaune, également au Van Gogh des champs de blé et des tournesols, le sport cycliste (merci, Eddy Merckx !) a donné à sa façon des lettres de noblesse à une couleur qui a tant pâti au fil du temps de la concurrence écrasante de l’or, métal monopolisant depuis les temps immémoriaux lumière, chaleur et richesse.

« Le jaune a un bel avenir devant lui », estime Michel Pastoureau, historien et anthropologue qui a inspiré les lignes de cette chronique[1]. Il reste dès lors aux gilets jaunes de ne pas démentir cette bonne nouvelle. Déjà qu’ils ont permis, cahin-caha, de rendre visibles des citoyens et citoyennes de la France dite invisible, celle-là même qui est en butte aux difficultés matérielles de l’existence et qui se sent oubliée par les pouvoirs qu’un langage actuel appelle communément « hors-sol ». Le jaune, si souvent disqualifié dans le passé, y a contribué : ce n’est pas le moindre de ses mérites.

  1. Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, coll. « Points Histoire », Paris, éditions du Panama, 2005.