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C’èst todi lès p’tits qu’on språtche ! (1ère partie)

Par Jenifer Devresse

Arrière toute ! Les lendemains de mai ’68 ont sonné le coup d’envoi d’un patient démantèlement des systèmes de régulation des inégalités instaurés à la sortie de la guerre. Aujourd’hui, les filets de sécurité ont mué en filtres aux mailles toujours plus serrées : système scolaire et système d’assurance chômage « d’insertion » sont devenus complices dans un mécanisme bien huilé de renforcement et de légitimation des inégalités. Les individus sont sélectionnés, triés, répartis dans des catégories hiérarchisées dès leur plus jeune âge… ou leur arrivée sur notre sol. L’exclusion est toujours plus précoce, plus radicale, plus définitive. En ligne de mire : les mal nés et les mal atterris, chair à canon au front des politiques d’enseignement et de chômage.

C’èst todi lès p’tits qu’on språtche ![1] (cc) Mark Ahsmann

C’èst todi lès p’tits qu’on språtche ! [1] (cc) Mark Ahsmann

Yves Martens et Cécile Gorré m’ont fait le plaisir d’une rencontre pour nourrir cet article de leurs analyses aussi critiques qu’engagées. Cécile Gorré est enseignante à Verviers et membre active de l’Appel Pour une École Démocratique (Aped), une association largement inspirée par les travaux de son chercheur et fondateur Nico Hirtt. Yves Martens est coordinateur au Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (CSCE), acteur de terrain et incollable sur les questions de chômage.

Clamer aujourd’hui que l’école reproduit – voire renforce – les inégalités sociales bien plus qu’elle ne les corrige relève davantage du poncif que de la provocation. Cependant, la question resurgit de manière plus criante encore depuis quelques années. Peut-être depuis que la question des migrants est venue s’ajouter à celle, en voie d’extinction linguistique, des « fils d’ouvriers » et autres reliquats d’une méritocratie aveugle.

Les enquêtes PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) initiées en 2000 et réitérées depuis lors tous les trois ans ont distribué quelques claques parmi les mauvais élèves de l’OCDE : entre autres, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et la Flandre se sont vues coiffer le bonnet d’âne, aux côtés de la France. En cause : des systèmes scolaires parmi les plus inégalitaires. Les écarts de performances scolaires entre élèves à 15 ans non seulement y sont considérables, mais surtout extrêmement corrélés à l’origine sociale, en particulier des élèves des milieux défavorisés et issus de l’immigration. Ce qui, n’en déplaise aux afficionados des théories d’une répartition sociale « naturelle » de l’intelligence, n’est pas nécessairement le cas dans d’autres contrées[2]. Pas d’excuse à brandir de ce côté donc…

Si les critères PISA peuvent être critiqués, l’Aped propose une lecture originale de ses données, à la lumière de laquelle on mesure aisément les failles des nombreuses et bruyantes réformes de notre enseignement. Chez nous, la réponse politique à la ségrégation scolaire mise en évidence par le choc PISA s’est incarnée dans trois décrets successifs : « Inscriptions » (2007), « Mixité sociale » (2008), nouveau décret « Inscriptions » (2010). Aujourd’hui, les regards se tournent vers le Pacte d’Excellence. Mais malgré cette batterie de réformes, « nos scores PISA demeurent inchangés », note Cécile Gorré. Surprenant ?

Pour l’Aped, l’iniquité de notre enseignement résulte essentiellement de puissants mécanismes de ségrégation inscrits dans des caractéristiques structurelles de notre système scolaire. L’analyse dégage au moins quatre « indices » de ségrégation particulièrement marqués en FWB en regard de ses congénères européens : la sélection / orientation précoce des élèves dans des filières hiérarchisées, le « quasi-marché » scolaire, la polarisation sociale des écoles en « ghettos » et la pratique du redoublement. Et un financement de l’enseignement primaire plutôt pingre.

Une « échelle de la honte »

À partir de la fin des années 1960, les promesses sociales de l’augmentation de l’âge et du taux de scolarisation ont été aussitôt annihilées par la différenciation de l’enseignement en trois filières (générale, technique, professionnelle). Comprenez : la sélection et l’orientation toujours plus précoce et définitive des enfants dans des filières extrêmement hiérarchisées dont on ne franchit les frontières qu’à sens unique. En dépit de dénégations politiques répétées qui font grincer Cécile Gorré : « les filières seront revalorisées lorsque nous trouverons des fils de médecin dans le qualifiant. » La filiarisation, c’est une « échelle de la honte » descendant jusqu’à l’enseignement dit « différencié », peuplé des « sans-CEB »[3], où l’on retrouve les classes les plus pauvres, les migrants…

« Les élèves ne sont pas dans les filières qualifiantes [technique et professionnelle] par choix : ils y atterrissent au terme d’une série de relégations, complètement démotivés, stigmatisés par l’école dont ils ont été chassés et humiliés. Pourtant ils ne naissent pas cons ! », s’enflamme l’enseignante. « Les gens croient en l’égalité des chances, pensent que “si on veut on peut”, mais cela revient à nier tout le contexte social, culturel, familial, la santé, les accidents de la vie… ». Comment alors compenser ces inégalités ? « Il faudrait un réel tronc commun, dès la maternelle. Le soi-disant tronc commun jusqu’en 2e secondaire n’existe pas ! La sélection à l’école commence très tôt : dès le primaire, on prépare explicitement les enfants à une filière, et on relègue déjà des enfants dans le spécialisé ».

Quant aux politiques de lutte contre l’échec scolaire, « elles se limitent à la lutte contre le redoublement formel. Mais s’il n’est pas assorti d’une remédiation réelle et personnalisée, c’est une catastrophe : les élèves accumulent les retards et décrochent de plus en plus tôt, voués à l’échec de la certification à 15 ans. Et ils le savent. La “remédiation immédiate” du Pacte d’Excellence n’est qu’un beau discours : elle nécessiterait davantage de moyens alors qu’au contraire il s’agit de rationaliser les coûts. Dans les faits, la remédiation est réservée aux gens qui ont les moyens de s’offrir des profs particuliers ». Vu comme cela, la lutte contre l’échec ne sert qu’à durcir une sélection déjà cruelle.

Pour l’Aped, la mixité sociale au sein des écoles et des classes est l’une des clés pour réduire ces inégalités. Les mesures politiques prises en ce sens sont soit biaisées, soit frileuses, soit arrivent beaucoup trop tard dans le cursus. « Il faut en finir avec les écoles ghettos », martèle Cécile Gorré. « Le problème est que l’école fonctionne comme un quasi-marché, qui explique à lui seul 34% des inégalités scolaires. Soumis à la concurrence et tenus de rationaliser les coûts, les établissements ont tendance à sélectionner leurs élèves, notamment par la pratique du minerval déguisé (coût des livres, des sorties culturelles, de l’équipement sportif, etc.). Réciproquement, sans réel incitant, les parents choisiront assez naturellement une école qui leur ressemble… Cette logique de réseaux conduit à reproduire les inégalités sociales en créant des écoles ghettos de riches et ghettos de pauvres ».

Pas d’éducation pour les pauvres !

L’école permet ainsi de trier les enfants dès leur plus jeune âge. Un triage plus radical encore grâce au Pacte d’Excellence, prévoyant la fusion de l’enseignement technique et professionnel, garantie d’un enseignement parfaitement dual : d’un côté une filière de « transition » vers une école supérieure, de l’autre une filière « qualifiant » pour un métier. Avec des effets glaçants : « Aujourd’hui les élèves de 6e technique ont encore droit au CESS[4]. En pratique, la fusion bloque l’accès des élèves de technique au CESS, et donc aux études supérieures pour l’ensemble du qualifiant ». Quant à la formation en elle-même, « la fragmentation par unités d’apprentissage (CPU) permet d’arriver en fin de 6e sans réussir aucun des cours généraux, sans aucune possibilité de se rattraper si ce n’est une 6e complémentaire… non subsidiée. Et voilà les élèves sortis de l’école sans CESS, sans rien ».

© André Franquin, Idées noires

© André Franquin, Idées noires

Parlons-en, de cette formation. « Vous devriez voir la pauvreté des programmes », déplore Cécile Gorré. « Toujours plus utilitaristes, plus pratiques ; même les cours généraux sont orientés vers un métier ». L’argument est classique : nul besoin de dispenser des savoirs à l’heure d’internet. « Mais il y a une fameuse différence entre trouver une info et construire un savoir ! », s’insurge l’enseignante. « Visiblement, on s’en fiche qu’un coiffeur ait l’esprit critique. J’aimerais, moi, que tous les enfants puissent avoir ce que les miens ont : une ouverture culturelle. Mais cela ne fait pas partie des “programmes”… Quel mauvais pari sur l’avenir ! ».

Fournir du prêt-à-l’emploi

Pourquoi cette régression ? Simple : l’école est de plus en plus livrée aux logiques de marché, quand elle devrait en être le dernier bastion vierge. Avec au moins deux conséquences fâcheuses. Premièrement, on y importe des méthodes managériales issues du secteur privé. Un exemple ? « Le Pacte d’excellence impose à chaque école des contrats d’objectifs chiffrés, avec des sanctions lourdes en cas de non-respect. En contrepartie : une gestion “autonome”, peu importe les moyens que l’école met en œuvre pour parvenir à ces objectifs. Or ces méthodes made in USA, on en connaît malheureusement les dérives… Une pression énorme sur les enseignants et sur les élèves, une sélection accrue, la tricherie, l’appauvrissement des cours… Et une réduction des coûts, incitant par exemple à diminuer la qualité de la nourriture à la cantine ou à sous-payer les profs… ».

Deuxièmement, on assiste à une instrumentalisation croissante de l’enseignement qualifiant par et au service des entreprises. Faisant fi d’une éducation peu utile à l’emploi, on vise une école plus en adéquation avec le marché du travail. C’est-à-dire concrètement soumise aux attentes des employeurs. « Comme si l’école allait créer des emplois », soupire Cécile Gorré. « Le problème n’est pas la formation, nos élèves sont même trop qualifiés pour les emplois qui les attendent réellement ». Mais en attendant, « l’entreprise a la mainmise sur nos programmes et on n’a plus de liberté pédagogique. Exemple parmi d’autres, la création de “bassins de vie socio-économique” en Wallonie implique directement les entreprises dans la détermination des formations disponibles dans telle ou telle région, à partir d’une analyse des “besoins” du bassin ». L’idée n’étant pas de former des citoyens, mais du prêt-à-l’emploi. Selon l’Aped, il s’agit bien de vendre les élèves au plus tôt (aujourd’hui en apprentissage dès 15 ans) à des entreprises privées ; or les employeurs ont davantage besoin de techniciens que d’universitaires… Que l’on se méfie : les esprits fonctionnalistes et les mauvaises langues pourraient bien voir là un renforcement utile des inégalités scolaires.

Allocataires d’insertion : une espèce en voie de disparition

Qu’advient-il alors de ces jeunes gens, mal nés ou mal atterris, aussitôt triés, déclassés, éliminés par une machine scolaire qui les recrache sans armes et à prix soldés sur un marché de l’emploi sans emplois ? Que leur reste-t-il comme option pour « s’intégrer », malgré tout ? Un pis-aller baptisé « allocations d’insertion » auquel on peut prétendre à la sortie des études, au terme d’une période de « stage » non indemnisée[5]. Soit un filet de protection sociale qui permet, le temps d’un délai, de bénéficier dans des conditions qu’on voudrait décentes d’un accompagnement, d’information, de formations, d’aide à l’embauche, etc. censées compenser in extremis les défaillances de l’éducation et les étalages vides de l’« offre » d’emploi[6]. Seulement voilà, comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article, les laissés-pour-compte du système scolaire sont aussi ceux qu’on entend aujourd’hui évincer de la protection sociale. Pour Yves Martens, « depuis 2004 et la mise en œuvre de l’activation du comportement de recherche d’emploi, on assiste à un démantèlement progressif du système d’insertion. Présentées comme des mesures d’inclusion, les dernières mesures ne sont rien d’autres que des mesures d’exclusion, visant particulièrement les plus faibles et les plus précarisés. Des mesures aussi injustes que contre-productives », ajoute-t-il.

Et, comme nous le verrons, l’inclusion proclamée se révèle, à bien des égards, particulièrement « excluante ».

« L’inégalité a sa machinerie. Les individus réels sont évalués, triés, assignés, comme dans les œuvres d’anticipation de Young ou de Huxley, par des institutions concrètes, ces systèmes d’enseignement dont la fonction principale n’est plus l’émancipation mais le classement et l’orientation. »

(Emmanuel TODD, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, 2017, p. 299)

  1. * Titre en wallon que l’on pourrait traduire littéralement par : « c’est toujours les petits qu’on écrase ».
  2. Dans d’autres pays, le lien entre performances scolaires d’un côté et immigration ou origine sociale de l’autre est jusqu’à deux fois moins fort.
  3. Certificat d’études de base délivré en fin de parcours primaire.
  4. Certificat d’études secondaires supérieures.
  5. En Belgique, les allocations de chômage sont octroyées soit sur base du travail soit, lorsque l’on n’a pas suffisamment travaillé pour obtenir ce droit, sur base des études (« allocations d’insertion »).
  6. N’y eût-il pas un temps, pas si lointain, où c’était le travailleur qui « offrait » sa force de travail ?