Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°80

Le mot de la présidente : À l'heure où sont écrites ces lignes...

Par Dominique Dauby

Dominique Dauby

À l’heure où sont écrites ces lignes, le premier tour des présidentielles françaises n’a pas encore eu lieu et la perspective d’une victoire de l’extrême droite n’est plus une fiction.

En Belgique, l’extrême droite francophone n’émerge pas (encore ?) quand les dérapages (contrôlés ?) de la NVA nous autorisent à la qualifier au moins de droite extrême et que le Vlaams Belang reste bien vivant.

L’impression que l’heure est plus grave encore qu’en 1994, date de création des Territoires de la Mémoire, est tenace. Et avec elle, se pose forcément la question lancinante du sens et de la pertinence de notre engagement dans le travail de mémoire. Travail et non pas devoir. Car il ne suffit pas que la mémoire des camps et des génocides ayant marqué l’Europe soit une mémoire partagée. En effet, si même nous ne vivons pas une simple répétition des années trente, le racisme et le nationalisme se déploient dans des proportions que nous ne pouvons plus ignorer, notamment parce qu’ils ne sont plus l’apanage des seuls partis d’extrême droite. Un simple devoir de mémoire nous priverait d’une indispensable articulation au présent et des engagements qu’elle suppose. De la plus grande exposition à la plus petite animation en Maison de jeunes, tout fait eau au moulin de notre combat : éduquer, rencontrer, témoigner, partager et questionner, dénoncer sans relâche les dizaines de milliers de morts/es en Méditerranée. D’où venons-nous pour supporter cela ? Quelle mémoire nous reste-t-il à travailler ?

Nous avons, en Europe, d’autres racines de violence, de mépris et de haine que les camps et les génocides, des racines profondément enfouies dans notre histoire coloniale et dans l’histoire, qui lui est intimement liée, de notre développement économique.

Que savons-nous vraiment, qu’enseignons-nous vraiment de l’exploitation de l’esclavage dans l’accumulation des richesses du monde occidental ? Que savons-nous vraiment, qu’enseignons-nous vraiment des humiliations, de l’absence de droits des peuples colonisés ? Est-ce mépris, cette absence de mémoire qui nous autorise à accepter l’inacceptable ? Cette infinité de cadavres ? Serait-ce l’idéologie du marché, ce tabou absolu, cette « religion politique de notre temps » comme l’écrit Enzo Traverso[1], qui nous fait considérer comme perte aussi regrettable qu’inévitable, ces vies humaines qui comptent moins encore que ne comptaient les esclaves indispensables à la machine économique de l’époque, et qu’il fallait donc garder « exploitables » ?

Le travail de mémoire entamé en 1994 garde tout son sens, toute sa pertinence. Il se poursuit, questionnant notre rapport à d’autres racines pour que dans notre société, toutes et tous puissent prendre part au monde qui vient et dont les contours nous sont encore partiellement méconnus.

  1. Enzo TRAVERSO, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017.