Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°77

L’extrême droite aux États-Unis

Entretien avec Chip Berlet par Jérôme Jamin

En avril 2005, à l’occasion de son 32e numéro, la revue Aide-mémoire interrogeait le chercheur américain Chip Berlet, spécialiste de la droite américaine et analyste au Political Research Associates de Sommerville (Boston - Massachusetts). Les prochaines élections présidentielles aux États-Unis et la déferlante « Trump » qui a surpris tous les observateurs nous ont amenés à revenir sur cet entretien, mené par Jérôme Jamin, qui dessinait les contours de la nébuleuse d’extrême droite et du radicalisme de droite américains. Extraits.

Jérôme Jamin : Chip Berlet, pour commencer, pouvez-vous nous dire qui aux États-Unis parle d’extrême droite, dans quel contexte et pourquoi ?

Chip Berlet : Il faut tout de suite insister sur le fait qu’il n’existe pas de consensus aux États-Unis sur ce que le terme « extrême droite » signifie. Il n’y a pas d’accord en la matière ni dans les médias et encore moins dans les milieux académiques ! Ainsi, par exemple, dans de nombreux domaines, les gens vont utiliser ce mot pour décrire une réalité très large qui va de la droite chrétienne aux milices paramilitaires, et du mouvement « patriote » aux groupes néonazis. Il existe donc très clairement des désaccords importants et des différences de vue sur la façon dont il faut qualifier ces tendances. Certaines personnes sont très à l’aise pour qualifier d’extrême droite tout ce qui se trouve à droite du Parti Républicain !

Je n’aime pas, pour ma part, voir les choses de cette manière, quand je parle d’extrême droite ; je ne vise pas un spectre politique aussi large, je pense surtout à des groupes situés à droite qui ont des vues strictement révolutionnaires, des activités ouvertement violentes et qui, surtout, sont complètement hostiles et déconnectés du processus démocratique. Ainsi, je tiens personnellement à faire la différence entre la droite chrétienne, le mouvement patriote et le mouvement des milices d’une part, et l’extrême droite néo-nazie ou le Ku Klux Klan d’autre part. La droite chrétienne et les patriotes sont des mouvements qui se disent et se veulent réformistes, ils appartiennent à la droite populiste et veulent éjecter les « parasites » qui ont mis la main sur le pouvoir, ils veulent débarrasser le pays des élites corrompues et des forces secrètes qui les dirigent. Les néo-nazis et le KKK sont des mouvements révolutionnaires, ils veulent renverser le système politique, par la force et la violence si nécessaire, et exclure un nombre important de gens de la citoyenneté : les noirs, les étrangers, les Juifs, etc. Si à certains égards ils se rapprochent de la droite chrétienne qui, elle, veut aussi exclure de la citoyenneté les homosexuels et les militants en faveur de l’avortement, entre autres catégories d’individus, la droite chrétienne ne va pas aussi loin que les néo-nazis et le KKK qui parlent ouvertement d’expulsion ou d’extermination. Il y a donc une différence de niveau, on a une volonté de réforme et des discours d’une part, on a une volonté de révolution et de la violence d’autre part.

Parade du Ku Klux Klan à Washington DC (1926)

Parade du Ku Klux Klan à Washington DC (1926)

Jérôme Jamin : Si l’extrême droite représentait un danger pour demain, à quel niveau se situerait ce dernier ?

Chip Berlet : Il y a aux États-Unis trois forces qui entrent en ligne de compte. Il y a d’abord les partis politiques traditionnels, les deux principaux partis. Il y a ensuite les groupes populistes de droite, des groupes dissidents et réformistes. Et il y a enfin l’extrême droite révolutionnaire et violente. L’extrême droite n’affecte pas directement les deux grands partis. Mais en revanche, elle soutient et encourage les groupes populistes dissidents qui se trouvent entre elle et ces derniers. Ainsi, dans certaines circonstances, par rapport à certaines questions ou certaines idées, il n’est pas rare que l’extrême droite renforce le poids des populistes de droite et donc leur influence sur les deux partis, par un processus en chaîne. Ainsi, lorsque les populistes sont soutenus et donc politiquement appuyés par l’extrême droite, les Républicains et les Démocrates peuvent chercher à séduire les gens qui sont tentés par les idées de la droite populiste ! Dans certaines circonstances, il n’est donc pas exagéré de dire que tout le spectre politique peut virer vers la droite sur certaines questions. Ce qui est d’ailleurs également vrai pour la gauche !

D’une manière générale, il faut savoir que, dans notre système, les mêmes problèmes sont traités de façon très différentes selon que vous serez mainstream, populiste de droite ou d’extrême droite. Ainsi, par exemple, les extrémistes parleront ouvertement de « tuer les immigrés inutiles », quand les populistes parleront pour leur part d’une grande injustice faite aux Américains blancs par rapport aux « hordes » d’étrangers qui envahissent l’Amérique, et quand finalement les partis traditionnels parleront simplement du problème de l’immigration. On a vraiment trois discours très différents.

Jérôme Jamin : L’extrême droite est-elle obligatoirement violente ?

Chip Berlet : À certains égards, on peut affirmer que l’extrême droite sera d’autant plus violente lorsqu’elle perdra son audience dans l’opinion publique, et surtout lorsque les populistes seront faibles et qu’ils ne pourront dès lors relayer une partie des idées de l’extrême droite. Mais à l’inverse, on peut aussi dire que l’extrême droite devient violente lorsque dans certaines circonstances, plus rares, elle pense qu’elle pourrait ramasser rapidement une grande audience sur un thème spécifique. Lorsqu’elle se rend compte qu’un acte fort pourrait radicaliser et augmenter davantage le nombre de gens susceptibles d’adhérer à ses idées.

L’explosion du building fédéral à Oklahoma City en 1995 par Timothy Mc Veigh illustre mon propos. Mc Veigh faisait incontestablement partie de l’extrême droite, il appartenait à la « subculture » néonazie. S’il a fait sauter le building du FBI, c’est parce qu’il a vu et senti une audience potentiellement forte parmi les groupes populistes qui partageaient la même vision que lui concernant le gouvernement fédéral. Un gouvernement qui, d’après Mc Veigh, cherche à dominer le peuple par le biais de forces occultes (comme l’ONU par exemple), ou à instaurer une tyrannie aux États-Unis en contrôlant les armes, etc. L’extrême droite, en la personne de Mc Veigh, a senti qu’avec cet attentat, il était possible de recruter une large audience chez ceux qui sont entre eux et les partis traditionnels : c’est-à-dire la nébuleuse hétéroclite de gens qui soutiennent ou adhèrent à la mouvance populiste.

Tout le problème se situe au niveau de l’influence que l’extrême droite peut avoir sur les populistes qui eux-mêmes pourront non seulement récupérer des idées de l’extrême droite mais à leur tour influencer pour des raisons électoralistes la ligne politique et idéologique des deux grands partis traditionnels. C’est comme cela que la question des libertés civiles et des droits des homosexuels, que l’aide aux étrangers et aux immigrés et d’autres thèmes sont parfois fort malmenés par ce mécanisme d’influence réciproque. Et que le racisme, l’ethnocentrisme et l’homophobie, à l’occasion, peuvent surgir dans le jeu politique classique.