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À la recherche du mode d’action perdu

Par Olivier Starquit

Suite au coup d’État perpétré par les membres de l’Eurogroupe à l’égard de la Grèce après le référendum tenu en ce début d’été, une certaine perplexité peut surgir. De manière générale, partout en Europe occidentale, la démocratie représentative ne respire pas une santé éclatante. (Et c’est là que chacun découvre les vertus de l’euphémisme !) Car si, en plus, des groupes non élus peuvent aisément faire fi du choix d’un peuple, donc de la souveraineté populaire, soit un des éléments constitutifs de l’État de droit, il y a en effet de quoi être non pas perplexe mais stupéfait et pantois.

D’aucuns ne savent plus à quel saint se vouer : si l’avis du peuple est royalement ignoré, à quoi bon aller voter ? Un doute surgit également en ce qui concerne celles et ceux qu’il conviendrait de désigner les adversaires. Si, aux XIXe et XXe siècles, ceux-ci étaient aisément identifiables, le patron pour les ouvriers, l’élu local du parti adverse dans le champ politique, force est de constater qu’au XXIe siècle, la donne est à la fois floue et claire : au train où vont les choses, les travailleurs et les électeurs sont confrontés au même adversaire qui constitue une entité pas nécessairement aisément saisissable : nous parlons bien évidemment des multinationales et de leurs actionnaires. Et bien souvent, le monde politique se positionne en laquais de ces derniers (les négociations relatives aux différents traités commerciaux ne peuvent que confirmer ce constat : TTIP, CETA, TISA[1]).

Cette indétermination se manifeste également dans les discours des partis et mouvements qui veulent continuer la lutte mais qui peinent à désigner l’adversaire. Ainsi, « parler de la caste comme le fait Podemos permet-il vraiment de distinguer la responsabilité des différents secteurs qui la composent dans la crise espagnole[2] ? », sans parler du risque de se faire taxer de populistes. Cette indétermination induit une difficulté à décider des actions à mener : faut-il actuellement s’opposer aux partis politiques, aux gouvernements en place ou faut-il plutôt directement cibler d’autres acteurs comme les associations patronales ou les banques, actrices-clé de la financiarisation mondialisée ? Citons par exemple cette action menée par ATTAC France, le 7 mars 2015, lorsque quelques militants ont dérobé des sièges de la banque BNP Paribas pour les prendre littéralement en otage, opérant ainsi une « réquisition citoyenne pour cause d’évasion fiscale ». Les altermondialistes se sont engagés à les rendre à la banque lorsqu’elle se retirerait des îles Caïmans, paradis fiscal dans lequel elle a implanté six filiales.

Par ailleurs, il n’est pas inutile de se demander si les modes d’action des partis politiques et des organisations syndicales ne sont pas un peu surannés. Andrew Boyd, co-auteur de l’ouvrage Joyeux Bordel[3] le pense : « Les partis datent du XIXe siècle, ce sont de vieilles structures, avec de vieux modes de fonctionnement, souvent très centralisés, qui semblent être devenus non représentatifs. De plus les entreprises sont capables d’acheter le pouvoir. Récemment, certains partis comme Syriza en Grèce, Podemos en Espagne ou l’Alliance anti-austérité en Irlande sont issus de mouvements sociaux. S’ils font leur boulot, s’ils restent connectés au mouvement social, soit à travers les idées, soit à travers des structures qui donnent la parole et des responsabilités à la base, alors ils sont tout sauf obsolètes. Quant aux syndicats, on se rend compte que leurs stratégies, qui ont été efficaces en leur temps, ne le sont plus car le capitalisme change. Les entreprises peuvent délocaliser en Indonésie, l’argent dans les paradis fiscaux est difficile à traquer, etc. Les règles ont changé. La classe ouvrière doit élaborer de nouvelles stratégies pour affronter le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui, pas comme il existait quand Marx écrivait au XIXe siècle[4]. » Dans Joyeux Bordel, les différents auteurs exposent les méthodes mises en œuvre par des militants afin que la cible visée (pouvoirs publics, PDG d’une société, opinion publique, etc.) prenne conscience d’une situation injuste, anormale ou dangereuse, puis modifie un comportement, une activité, une loi.

Plus radical, le Comité Invisible[5] constate dans son dernier opus que le pouvoir ne réside plus dans les institutions. Il réside dans les infrastructures de ce monde. Il convient donc pour eux de bloquer les flux, une idée pas nécessairement neuve. Ce même Comité estime que « ce qu’il faut opposer aux plans d’austérité, c’est une autre idée de la vie, qui consiste par exemple, à partager plutôt qu’à économiser, à converser plutôt qu’à ne souffler mot, à se battre plutôt qu’à subir, à célébrer nos victoires plutôt qu’à s’en défendre[6] ».

Les deux livres pointent indubitablement que, pour ne pas sombrer dans la résignation et céder au fatalisme, il faut réenchanter le monde et les luttes et faire preuve de créativité (résister c’est créer, comme disait Miguel Benasayag !) afin d’opposer un autre récit à celui des élites financières, un récit alternatif propice à la création et à la mise en place d’une citoyenneté d’intervention réfractaire au monde tel qu’il est. Ainsi, dans un texte d’orientation soumis au débat interne de Die Linke, les deux co-présidents du parti de la gauche allemande, Katja Kipping et Bernd Riexinger, proposent de mettre de la chair autour de la notion de « populisme » de gauche. Selon eux, le défi à venir pour la gauche est de faire naître « une politique hégémonique d’émancipation, un nouveau populisme de gauche qui apporte dans le même temps un nouveau langage et une nouvelle aptitude pour le conflit – y compris au sein de la gauche ». Et les deux dirigeants d’ajouter : « Nous devons être en mesure de combiner luttes, conflits de résistance et développement de perspectives communes. Nous avons besoin de nouveaux agents du commun qui, conscients des différences et des disparités de temporalités, travaillent sur des solutions pragmatiques. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi écouter le bruit de la rue et apprendre à parler, discuter, encore et encore[7]. »

Cette indétermination et les incertitudes qu’elle fait surgir nous font penser à cette citation de Gramsci : « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Peut-être est-il dans notre intérêt et dans l’intérêt général de ne pas errer trop longtemps dans cet espace intermédiaire.

  1. Pour rappel : TTIP : Grand Marché transatlantique entre l’Union européenne et les États-Unis, CETA : Accord commercial avec le Canada et TISA : Accord sur les services.
  2. Razmig Keucheyan, « Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos », Le Monde diplomatique, septembre 2015, p. 3
  3. Andrew Boyd et Dave Oswald Mitchell, Joyeux Bordel, Tactiques, Principes et théories pour faire la révolution, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015; voir aussi leur site www.beautifultrouble.org
  4. http://www.lesinrocks.com/2015/03/16/actualite/andrew-boyd-transformer-des-luttes-necessaires-en-joyeux-bordel-11601170/
  5. Comité Invisible_, À nos Amis_, Paris La Fabrique, 2014
  6. Idem, p.51
  7. Katja Kipping et Bernd Riexinger_, « _The Coming Democracy : Socialism 2.0. On the duties and opportunities of a party of the future in the Europe of tomorrow », Berlin, 2015. Disponible en anglais sur le site de Katja Kipping : http://www.katja-kipping.de/de/article/895.the-coming-democracy-socialism-2-0.html. Cité dans : Christophe Ventura, « Un autre populisme est possible », http://www.medelu.org/Un-autre-populisme-est-possible