Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°73

Editorial
Réalités d’aujourd’hui et mémoire de demain

Par Julien Paulus

rédacteur en chef

L’habituelle recension de la Bibliothèque George Orwell nous propose, entre autres choses, de découvrir le document remarquable que constitue le manuscrit rédigé par Mohamedou Ould Slahi, détenu au centre de détention spécial de Guantánamo. Originaire de Mauritanie, Mohamedou Ould Slahi décrit le calvaire, la violence et les tortures qu’il a subis depuis son arrestation en 2001 par les autorités mauritaniennes et son transfert immédiat aux services américains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. C’est ainsi que, au nom de cette lutte et pour la défense de la démocratie et des Droits de l’Homme, et sans qu’aucun crime ait pu lui être formellement attribué, l’auteur de ce manuscrit a subi, entre autres sévices, « des mois d’isolement total, une multitude d’humiliations physiques, psychologiques et sexuelles, des menaces de mort, des menaces à l’encontre de sa famille, ainsi qu’un simulacre d’enlèvement et d’extradition[1] », le tout dans l’impunité et le secret les plus complets et comme prévu par le « plan d’interrogation spécial » approuvé personnellement par le secrétaire à la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld.

Parallèlement, l’International Physicians for the Prevention of Nuclear War (IPPNW), association récipiendaire du prix Nobel de la paix en 1985, a publié en mars 2015 un rapport tentant d’évaluer au mieux le nombre de victimes de la « Guerre contre la terreur » menée principalement par les États-Unis et l’OTAN depuis 2001[2]. Ce rapport, qui ne concerne que les trois champs de bataille que sont l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan (il y en a bien d’autres comme la Somalie, le Yémen et, plus récemment, la Lybie et la Syrie) estime que le nombre de tués non-occidentaux doit avoisiner 1.300.000, dont une écrasante majorité de victimes civiles, à mettre en perspective avec les 8.289 morts militaires officiellement recensés dans les rangs des armées occidentales engagées (et en gardant à l’esprit que ne sont évoqués que les cas afghan, irakien et pakistanais)… Soit l’équivalent, selon le rapport, d’un véritable massacre de masse (massive carnage).

La démarche des auteurs de ce rapport se veut sans équivoque, ainsi qu’ils l’expliquent dans leur préface (p.7, nous traduisons de l’anglais) : « Avec cette publication, le public peut se rendre compte combien il est difficile de saisir les réelles dimensions de ces guerres et à quel point des évaluations indépendantes et non-partisanes du nombre de victimes sont rares. Pour les gouvernements et les organisations internationales, le rapport de l’IPPNW représente un puissant aide mémoire [en français dans le texte, ndlr] de leur responsabilité légale et morale de poursuivre les coupables. Ce qui est reproduit dans le rapport de l’IPPNW ne concerne pas seulement les livres d’histoire mais, de façon bien plus significative, constitue un plaidoyer pour que la justice prévale. »

L’IPPNW entend donc faire œuvre d’information, de justice et… de mémoire. Et c’est sur ce point que devrait, selon nous, porter notre réflexion. Le présent numéro est en partie consacré à la question du rapport entre mémoire et identité et à la façon, d’une certaine manière, qu’a le passé de bousculer le présent. Mais le présent ne pose-t-il pas également les jalons de la mémoire de demain ? Ne devrions-nous pas également nous demander comment la mémoire de ceux qui nous suivront percevra les faits d’aujourd’hui, parmi lesquels cette contradiction grave : la guerre, la torture et la violence aux noms de la liberté, de la démocratie et des Droits de l’Homme ? Est-il possible que nous soyons un jour perçus comme les Chrétiens étaient perçus par les Amérindiens sous la plume vaguement goguenarde du baron de Lahontan qui, au XVIIe siècle, fait dire à ces derniers : « que les Chrêtiens se moquent des Préceptes de ce Fils de Dieu, qu’ils prennent ses défenses pour un jeu, & qu’ils croyent qu’il n’a pas parlé sérieusement, puisqu’ils y contreviennent sans cesse […][3]](#footnote-3). » Bref, comme de dangereux donneurs de leçons qui se situent eux-mêmes au-dessus des préceptes qu’ils professent pour les autres ?

Quoi qu’il en soit, au moment d’écrire ces lignes, Mohamedou Ould Slahi est toujours détenu à Guantánamo, l’administration Obama s’étant opposée à sa demande d’Habeas corpus.

  1. Mohamedou Ould Slahi, Les carnets de Guantánamo, présenté par Larry Siems, Paris, Michel Lafon, 2015, p.12.
  2. Body Count : Casualty Figures after 10 years of the War on Terror, consultable ici : http://www.ippnw.de/commonFiles/pdfs/Frieden/Body_Count_first_international_edition_2015_final.pdf
  3. Lahontan, Mémoires de l’Amérique septentrionale, édition préparée par Réal Ouellet, Montréal, Lux, 2013, p.129