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Le commun : un cadre pour sortir du cadre ?

Par Olivier Starquit

Le dernier numéro d’Aide-mémoire vous a présenté un numéro spécial consacré aux alternatives démocratiques, pressentant et commentant ainsi l’imposture de plus en plus grandissante de la démocratie représentative voire du recours incessant au vocable de démocratie pour couper court précisément aux élans démocratiques, comme si aujourd’hui, de plus en plus, la démocratie était « un fétiche, un objet investi magiquement qui vient à la place de ce que l’on ne veut pas reconnaitre comme un lieu vide. On ne veut pas renoncer à la démocratie car elle tient le rôle essentiel de consoler d’une absence, celle d’une société qui aurait pour but le bonheur commun[1]. »

Plutôt de continuer à se lamenter, l’éditorial adoptait un ton volontairement optimiste et se demandait en citant David Graeber si la liberté n’était pas de « de pouvoir choisir nous-mêmes les valeurs auxquelles nous désirons nous consacrer avec qui les concrétiser et sous quelle forme d’engagement ? … dans ce cas, la démocratie serait simplement notre capacité à nous rassembler, comme des êtres raisonnables, et à trouver des solutions à nos problèmes communs[2]. »

D’autres éléments peuvent également inciter à l’espoir, citons la progression de Syriza et de Podemos dans les urnes et ce malgré le coup d’État silencieux perpétré par la Troïka et ses sbires. Et, là aussi, il convient de relever et de souligner que la vitalité électorale de ces deux mouvements politiques découle et résulte également d’un mouvement social constant depuis quelques années dans ces deux pays. Ce qui pousse a contrario Razmig Keucheyan à constater que « le tarissement de ces luttes, la difficulté des mouvements sociaux à revendiquer des droits nouveaux expliquent la dévitalisation actuelle de la démocratie… [et que] si la démocratie semble aujourd’hui en danger, c’est parce que la principale raison de son émergence, la pression populaire, exercée pendant un siècle et demi, s’est affaiblie dans le dernier quart du XXème siècle[3] ».

Souhaitant également aller au-delà du constat et de la posture défensive qui peuvent induire et nourrir une certaine démoralisation, Pierre Dardot et Christian Laval veulent dégager dans Commun, Essai pour une révolution au XXIème siècle[4] des raisons d’espoir, de convergence et d’actions dans les récents surgissements démocratiques, (l’occupation du Parc Gezi à Istanbul, les mouvements sociaux en Amérique Latine). Pour eux, tous ces mouvements ont remis en route l’imagination politique alors que le cadre néolibéral, en préconisant la concurrence de tous contre tous et en recourant sans cesse à TINA, visait précisément à assécher l’imaginaire. Pour eux, tous ces mouvements partagent le même principe, celui du commun et ce faisant ils remettent à neuf des catégories anciennes (les commons).

Mais qu’entendent-ils au juste par le principe du commun ? En fait, il s’agit de donner un cadre théorique aux mouvements qui s’opposent depuis deux décennies au néolibéralisme. Le principe du Commun est « le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité[5] » où « seule la coparticipation à la décision produit une co-obligation dans l’exécution de la décision[6] ». Le Commun est une construction politique qui consiste à réintroduire partout de l’autogouvernement, fondé sur la participation de tous aux règles qui les gouvernent. Pour les auteurs, le Commun « vient finalement proposer à la fois une alternative politique générale au règne néolibéral de la concurrence et une conception de l’émancipation comme acte d’autogouvernement et d’auto-institution[7] ». Il s’agit donc de faire du commun un principe de compréhension de l’action humaine et un principe réel d’action.

Et tout ceci n’est pas sans conséquences sur la conception de l’État et de la démocratie. L’insistance sur le Commun évoque indubitablement une méfiance à l’égard de l’État, pourtant longtemps perçu comme un allié des forces progressistes et comme un outil favorable à l’expansion de la démocratie. Pour les auteurs, « les États néolibéraux sont devenus des machines au service d’une entreprise active de dé-démocratisation[8] » (et on peut difficilement leur donner tort au vu des négociations autour du Grand Marché transatlantique où les États organisent leur propre défection). Avec le néolibéralisme, l’État a changé de forme : il ne garantit plus un certain nombre de ressources publiques contre leur marchandisation mais il en est plutôt devenu l’agent commercial le plus zélé en faveur de leur privatisation : « La problématique du commun émerge sur la ruine des illusions étatistes. Pendant longtemps, le mouvement ouvrier s’est rallié à une ligne étatiste, confiant à l’État le rôle de protection, de solidarité. Le néolibéralisme a transformé le visage de l’État, sa fonction et sa forme ; de telle manière que l’invention du commun vient à une période précise de l’histoire, celle où l’État néolibéral montre à quel point la propriété d’État n’est absolument pas un moyen d’assurer le partage, la solidarité, la redistribution[9]. »

Conséquences pour la démocratie

Par l’introduction du principe du Commun, « c’est toute la production d’une société qui doit être modifiée par l’introduction de modes démocratiques de définition des objectifs et de fonctionnement organisationnel. Le Commun comme principe doit être regardé comme transversal à toutes les activités[10] ». Et c’est là que la résonance avec des mouvements de type Occupy est la plus forte : cette approche transversale indique clairement que la démocratie se conquiert par ceux qui en sont souvent dépossédés, qu’il s’agisse des usagers ou des salariés ; pour les auteurs, « le projet radical d’émancipation ne peut s’assigner d’autre but que celui d’une société consciemment auto-instituante, ce qui n’est qu’un autre nom de la démocratie[11] ». Ainsi, « une politique délibérée du commun visera donc à créer les institutions d’autogouvernement qui permettront le déploiement le plus libre possible de cet agir commun[12] » et ainsi « la politique n’est donc pas un faire réservé à une minorité de professionnels, elle ne relève pas de la compétence de quelque spécialiste, elle ne peut être un métier, elle est l’affaire de celui qui, quel que soit son statut ou son métier, désire ou souhaite prendre part à la délibération publique[13] ». Par le recours au principe du Commun, les deux auteurs « tentent de nous extraire de la dichotomie entre public et privé, dans laquelle la politique politicienne est bloquée, alors qu’elle a de moins en moins de sens pour une part croissante de la population, qui constate à la fois l’exploitation du travail et les effets délétères de la bureaucratisation, générant de concert ce qu’on nomme pudiquement “l’exclusion”. Ils réhabilitent la politique en-dehors de la politique politicienne, au moment où celle-ci paraît, pour beaucoup, confisquée par des professionnels qui semblent rejouer indéfiniment la même comédie, dont l’objet principal est la conquête des postes, des honneurs, et non un changement de société[14] ».

Par ailleurs, cette conception auto-instituante de la société, proche des théories de Castoriadis, induit également une autre définition de la révolution, autre que sa captation par la pensée conservatrice et le marketing (ah, les chaussettes Che Guevara !) : « Nous devons nous réapproprier l’idée de révolution, sans l’entendre comme un coup d’État, un putsch, la prise du palais d’hiver… mais à la manière de Cornelius Castoriadis : comment une société se ressaisit de son destin et repense et refonde ses institutions centrales… Ce qui nous semble crucial, c’est la part reconnue à l’imaginaire social. L’idée qu’une société puisse instituer de nouvelles valeurs, ce que Castoriadis appelle des “nouvelles significations imaginaires”. Une révolution, pour nous, quelle qu’en soit la forme, c’est qu’il y ait un retour de la société sur elle-même : les anciennes valeurs ne peuvent plus avoir cours. Il faut en instituer de nouvelles, c’est le sens de la révolution[15]. »

Par l’introduction du principe du Commun comme cadre théorique, les deux auteurs quittent le champ de la déploration permanente pour ouvrir un chemin du possible où « rompre avec le néolibéralisme exige par conséquent de déconstruire le cadre institutionnel existant pour lui en substituer un autre[16] ». Revoici venu le temps de l’institution imaginaire de la société !

  1. Eric Hazan_, La dynamique de la révolte_, Paris, La Fabrique, 2015, pp. 139-140
  2. David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux, 2014, p. 270
  3. Razmig Keucheyan, « Périssables démocraties », Le Monde diplomatique, avril 2015, p. 3
  4. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai pour une révolution du XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014
  5. Idem, p. 23
  6. Idem, p.87
  7. Pierre Sauvêtre, « Le commun contre l’État néolibéral » http://www.laviedesidees.fr/Le-commun-contre-l-Etat-neoliberal.html
  8. Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit., p. 542
  9. « Le Commun, un principe au cœur des mouvements sociaux », http://www.lesinrocks.com/2014/04/30/actuali0te/politique/commun-notion-au-coeur-mouvements-sociaux-11501364/.
  10. Thierry Brun, « Entretien avec Jean-Louis Laville et Christian Laval : quelle action collective pour les biens communs ? », Politis (Hors-Série, nov-décembre 2014)
  11. Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit., pp. 422-423
  12. Idem, p.480
  13. Idem, p.579
  14. Fabrice Flipo, « Du communisme aux communs ? » http://www.journaldumauss.net/?Du-communisme-aux-communs
  15. « Le Commun, un principe au cœur des mouvements sociaux » http://www.lesinrocks.com/2014/04/30/actuali0te/politique/commun-notion-au-coeur-mouvements-sociaux-11501364/
  16. Pierre Dardot et Christian Laval, op.cit., p. 571