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Influencer sans contraindre: le cas du décret-mémoire

Par Jérôme Nossent

Assistant à la faculté de Droit, de Science Politique et de Criminologie de l’Université de Liège

Alors qu’émergent hors de leurs gourbis les derniers interprètes de poilus et que se profilent à l’horizon les hordes de figurants endossant l’habit des grognards, prêts à déferler sur le champ de bataille mémoriel, l’omniprésence des références au passé devient irréfutable. Une commémoration en chasse une autre. Parmi les acteurs prenant part à ces manifestations, les autorités publiques semblent chercher à se tailler une part importante. Et pourtant, celles-ci n’attendirent pas la célébration du Centenaire ou du Bicentenaire pour occuper l’espace mémoriel, en Fédération Wallonie-Bruxelles particulièrement. La mise en place, dès 2009, d’un décret de la Communauté Française place entre leurs mains un instrument mémoriel inédit à ce jour. Une analyse soigneuse du décret permet de mettre en évidence les rapports de pouvoir qu’il engendre, ainsi que les conséquences que cela entrainerait.

Un décret pour trouver et lier

Voté à 76 voix sur 79, le décret du Parlement de la Communauté française du 13 mars 2009, relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes, dit « décret mémoire », est un objet inédit dans le cadre des études des politiques publiques de mémoire[1]. Ce décret organise la reconnaissance et le financement de certains acteurs et institutions du paysage mémoriel de la Communauté française de Belgique (également appelée Fédération Wallonie-Bruxelles) et met en place à cette fin une structure et un mode de fonctionnement original[2]. Le texte prévoit la transmission de la mémoire de certains faits par la mise à disposition de ressources dans un but d’éducation : développement de réflexion critique, de valeurs démocratiques et citoyennes. Il vise donc à susciter et à organiser des activités dans les domaines éducatif, politique et mémoriel.

À cette fin, le décret institue un « Conseil de Transmission de la Mémoire » (CTM) dont le rôle de conseiller du Gouvernement consiste à rendre des avis sur les matières traitées par le décret, c’est-à-dire concernant principalement la reconnaissance ou non des centres de ressources et des centres labellisés, la sélection des projets remis dans le cadre des appels à projets annuels et, d’initiative, sur toutes questions relatives au décret mémoire[3]. Le décret indique que le CTM bénéficie des services de la cellule de coordination pédagogique « Démocratie ou barbarie » (DOB), celle-ci assurant son secrétariat[4]. La cellule agit essentiellement en amont et en aval du CTM et du Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, s’assurant de la validité des projets déposés dans le cadre des appels à projets annuels, de la conformité des centres de ressources et labellisés ainsi que du suivi des décisions gouvernementales. Elle assure la promotion et la mise à disposition d’outils liés aux missions du décret. Enfin, elle fait également office de lien avec le public enseignant visé par le décret.

Le décret distingue les « centres de ressources relatifs à la transmission de la mémoire » des « centres labélisés relatifs à la transmission de la mémoire »[5]. Au nombre maximum de trois, les centres de ressources, suite à un appel à candidature, sont reconnus par le Gouvernement, sur la base de la vérification de l’adéquation des dossiers par DOB et de l’avis remis par le CTM. Ces centres ont pour missions essentielles de regrouper des informations relatives à l’objet du décret et à sensibiliser les citoyens à l’objet du décret. Les centres labellisés poursuivent les mêmes missions que les centres ressources. Les deux types de centre reçoivent annuellement un financement de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La distinction entre les deux types de centres vient essentiellement du fait que les exigences de sélections et de réalisations sont plus faibles dans le cas des seconds. Leur financement est également moindre.

Enfin, le décret organise le lancement annuel d’appels à projets à destination de personnes morales sans but lucratif ou à destination des établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française. Trois types d’appels sont distingués dans le décret : ceux visant à recueillir, à valoriser, à exploiter ou à préserver des témoignages en lien avec l’objet du présent décret (art. 15) et ceux visant à organiser des visites de lieux de mémoire et des séminaires à destination des enseignants, en lien avec l’objet du présent décret (art. 16). Enfin, un troisième type d’appel à projets (art. 17) peut être lancé annuellement, portant sur des matières non abordées dans les articles 15 et 16.

Usages du passé et théorisation du pouvoir

À première vue, l’organisation mise en place par le décret mémoire apparait comme un cas d’ « usage politique du passé ». Cette expression signifie que l’on assiste au choix d’un ou plusieurs évènements passés, mis en récit public ou autorisés afin de donner un sens au souvenir individuel dans une perspective collective[6]. Ce procédé découle donc de la volonté politique d’organiser les représentations d’un passé, présenté comme commun, dans un but de mise en exergue de thématiques porteuses de valeurs précises[7].

Le Léviathan de Thomas Hobbes, ou la personnification du pouvoir de l'État

Le Léviathan de Thomas Hobbes, ou la personnification du pouvoir de l’État

Les lois mémorielles constituent un type particulier d’usage politique du passé. En effet, parmi les différents acteurs politiques susceptibles de faire usage du passé, les autorités publiques, entendues comme les organes étatiques investis du pouvoir de commander, font œuvre de centralisme mémoriel. Cela signifie que, face à la prolifération de mémoires concurrentes, elles revendiquent la maîtrise des processus de production des politiques mémorielles[8]. Le bémol vient du fait que, dans le cadre d’une société ouverte, les autorités publiques n’ont pas le monopole de la contrainte mémorielle[9]. Cela ne les empêche toutefois pas de prétendre au monopole de certains instruments mémoriels, parmi lesquels les lois mémorielles[10].

Le politologue Geoffrey Grandjean suggère, dans le cadre de la typologie qu’il applique aux différentes lois mémorielles belges et françaises, que ces dernières peuvent être distinguées sur la base du type de contrainte qu’elles exercent (sanctionnatrice, prescriptive ou latente). Ce qui caractérise les lois mémorielles est donc leur capacité à imposer, par la contrainte, certaines mémoires collectives et ainsi d’orienter le comportement des individus[11]. Partant, tentant d’appliquer sa typologie au décret mémoire, Geoffrey Grandjean conclut que ce dernier n’entre pas dans les catégories définies, puisque apparemment dépourvu d’effet de contrainte. Est-ce à dire que le décret mémoire est sans effet, d’un point de vue de l’exercice d’une forme de pouvoir ?

Dans l’analyse qu’il fait du pouvoir, au travers de la science politique, Philipe Braud constate que celui-ci peut prendre deux formes : celle de l’injonction ou celle de l’influence[12]. Ce qui distingue essentiellement ces deux types de pouvoir est la sanction qu’ils sont susceptibles d’entraîner. L’injonction suppose la potentialité d’une sanction négative, également désignée sous le vocable de punition, soit une détérioration des conditions d’existence. L’influence, quant à elle, présume l’absence de sanction négative, voire la probabilité d’une sanction positive, c’est-à-dire une récompense, dans le cadre de la relation de pouvoir. Dès lors, l’utilisation, implicite ou non, de contrainte ou de coercition dans l’exercice du pouvoir relève du domaine de l’injonction. À l’opposé, la stratégie de l’influence n’implique pas le recours à la coercition. Elle vise, au contraire, à créer chez l’assujetti la « perception subjective d’un avantage positif à subir l’influence[13] ». Il s’agit donc de convaincre le sujet qu’il est dans son intérêt de modifier son comportement, chose qu’il n’aurait pas faite sans l’intervention de l’entité exerçant le pouvoir, dans une situation excluant la contrainte. Notons dès à présent qu’absence de contrainte ne signifie pas pour autant absence de conditionnement[14].

Trois types d’influence, éventuellement cumulables, sont recensés par Philippe Braud : la persuasion, la manipulation et l’autorité[15]. Primo, la persuasion consiste à convaincre un individu, ou un groupe d’individus, que ses intérêts sont ailleurs que là où il le croyait, par la prise de connaissance d’informations nouvelles ou rectifiées. La persuasion peut, elle-même, prendre deux formes : soit en permettant à l’individu de prendre conscience de ses intérêts grâce à l’apport d’information, soit en « recalibrant » ses intérêts par l’offre d’une récompense potentielle. À ce sujet, et Philippe Braud le souligne également, la distribution inégalitaire des ressources peut permettre à l’acteur influent de tirer beaucoup de l’influencé si ce dernier a un besoin crucial de la récompense pour survivre. Secundo, la manipulation signifie que le manipulateur obtient du manipulé, en agissant sur son environnement, qu’il agisse selon ses désirs sans en avoir conscience. Philippe Braud parle de « persuasion clandestine » pour désigner ce phénomène[16]. C’est la seule forme d’influence à laquelle il ne peut être résisté, puisque le manipulé est dans l’ignorance de sa situation. Tertio, le phénomène d’autorité désigne les situations où le souhait informulé de la figure influente est interprété par le sujet qui s’efforce de l’exaucer. Cette autorité se fonde sur les caractéristiques propres des acteurs. L’origine de leur autorité varie cependant. Elle peut être basée sur :

  • le charisme personnel, soit les qualités exceptionnelles qui sont attribuées à l’individu ;
  • la compétence, soit la maîtrise de savoirs utiles dans un cadre social déterminé ;
  • la légitimité, soit la conviction qu’ont les individus sur lesquels s’exerce l’autorité qu’il est juste de lui obéir[17].

Des autorités publiques « manipulatrices » ?

Au vu des développements effectués, est-il possible de considérer que le décret-mémoire, s’il ne produit pas d’effet de contrainte a priori, exerce du moins certaines formes d’influence ? Si l’on se reporte aux organisations mises en place par le décret, le pressentiment que celui-ci a un impact sur différentes catégories d’acteurs est difficilement écartable. En effet, certaines dispositions prévues par le décret se présentent sous la forme d’un mécanisme d’influence institutionnalisé. La subvention des centres ressources et des centres labellisés rencontre les conditions énoncées et il en est de même dans le cadre des appels à projets : la promesse d’une sanction positive (récompense) entrainerait une modification du comportement des différents acteurs.

Théâtre de marionnettes vers 1770, en Italie

Théâtre de marionnettes vers 1770, en Italie

À ce stade de la réflexion, il est important d’introduire la distinction qui peut être effectuée entre les différents publics-types touchés par un instrument mémoriel du type du décret. On peut ainsi catégoriser les individus selon qu’ils font partie des groupes cibles, des bénéficiaires finaux, ou de groupes tiers. Pour rappel, les membres d’un groupe cible sont directement visés par les autorités publiques parce qu’elles voient en eux un moyen d’atteindre leurs objectifs. Les individus faisant partie des bénéficiaires finaux font l’objet de l’attention réelle des autorités. Ce sont elles que les autorités cherchent à atteindre par la mise en place d’actions. Enfin, les groupes tiers sont ceux qui sont indirectement touchés par l’action des autorités, bien qu’ils ne soient pas directement visés. Ces catégories ne sont bien évidemment pas étanches : par exemple, il se peut que la modification du comportement d’un individu soit une fin, mais aussi le moyen d’atteindre d’autres acteurs.

Dès lors, il ressort de l’étude du décret que celui-ci met en place divers mécanismes concernant plusieurs types de publics. La reconnaissance des centres, le soutien –via les appels à projet d’entrepreneurs – mais aussi la mise à disposition d’information et le rôle de relais, effectuent une distinction systématique, mais pas nécessairement claire, entre groupe cible et bénéficiaires finaux[18]. Afin de simplifier ces propos, prenons l’exemple des centres de ressources. D’une part, l’article 11, §2, 2° du décret prévoit qu’ils ont pour mission « de sensibiliser les citoyens à la transmission de la mémoire des faits visés à l’article 1 e “, 1 ° ; ». D’autre part, l’article 1er du décret annonce que « Le présent décret organise le soutien à des initiatives ponctuelles ou pérennes qui, par la valorisation de la transmission de la mémoire de certains évènements notamment politiques et sociaux tragiques de l’histoire, favorisent, principalement auprès des jeunes générations, la réflexion critique, le développement d’une citoyenneté responsable et la promotion des valeurs démocratiques ». Ainsi, il apparait que les jeunes citoyens sont désignés comme bénéficiaires finaux et que les centres ressources sont plutôt à catégoriser comme groupe-cible. Ce serait oublier la reconnaissance et les subsides dont bénéficient ces centres, ce qui leur confère, vu sous cet angle, un statut de bénéficiaires finaux, puisque le soutien de ces centres fait également partie des missions du décret.

Or, face à cette multitude de publics aux statuts variables et selon la situation, les autorités useront de modes d’influence hétéroclites. Il est dès lors requis d’analyser les manifestations ou non, de tel ou tel mode d’influence. Si l’on prend pour exemple la relation entre le décret, un professeur « entrepreneur », c’est-à-dire meneur de projet, et les jeunes, quels types d’influence seront exercés ? On présumera que la persuasion et l’autorité prévalent dans le cadre de la relation décret-professeur, voire dans la relation professeur-jeunes[19]. Mais ne peut-on pas considérer comme de la « manipulation », au sens de Braud, le fait que le professeur délivre un point de vue particulier à destination des jeunes, au travers du projet, aussi louable que soient ses intentions. En effet, les destinataires finaux que sont les jeunes n’ont pas nécessairement conscience des ambitions du décret, soit la transmission de valeurs civiques par le biais de l’enseignement de la mémoire de faits passés. De plus, quelle est la nature de la relation entre le décret-mémoire et les jeunes bénéficiaires ? Relève-t-elle de la persuasion, de la manipulation ou de l’autorité ? Si l’on part du postulat que la plupart des jeunes ignorent l’existence du décret-mémoire et des mécanismes qu’il met en place, nous nous trouverions effectivement face à un cas de manipulation : les jeunes ignorent l’intervention et les intentions du « manipulateur »[20].

« Festina lente »

Il est essentiel de prendre garde à ne pas tirer hâtivement de conclusions malgré l’adéquation apparente entre un modèle théorique et le cadre organisationnel créé par le décret. La vérification des hypothèses présentées dans le cadre de nos réflexions est une nécessité. Une recherche se focalisant sur une fraction particulière des acteurs encadrés par le décret, les porteurs de projet, est actuellement menée. Les résultats obtenus devraient permettre de corroborer, voire de repenser, les présentes spéculations.

  1. Trois députés se sont abstenus. Compte-rendu intégral de la séance du mardi 10 mars 2009 (après-midi), Parl. Comm.Fr., 2008-2009, 10 mars 2009, n°13.
  2. Décret du 13 mars 2009 relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes, Parl. Comm.Fr., 2008-2009. (M.B. du 3 avril 2009).
  3. Décret mémoire, art. 3 à 9.
  4. Décret mémoire, art. 10.
  5. Décret mémoire, art. 11 à 14.
  6. Laurence Van Ypersele, « Les mémoires collectives », in Laurence Van Ypersele (dir., Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 195.
  7. Marie-Claire Lavabre, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationale, 2000, vol. 7, p 54.
  8. Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 4.
  9. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Tome 1 : L’ascendant de Platon, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 167.
  10. Il existe d’autres types d’instruments mémoriels : on citera, à titre d’exemple, l’organisation de commémorations.
  11. Geoffrey Grandjean, « Quand science politique et droit dialoguent : quelle typologie des instruments mémoriels en fonction du degré de contrainte ? », présenté dans le cadre du 6e Congrès International des Associations Francophones de Sciences Politiques, Lausanne, 7 février 2015.
  12. Philippe Braud, « Du pouvoir en général au pouvoir politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique – tome 1 – La science politique, science sociale. L’ordre politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 339.
  13. Idem, p.352
  14. Ibid.
  15. Ibid.
  16. Philippe Braud, Sociologie politique – 10e édition, Paris, Lextenso éditions, 2011, p. 788.
  17. Thierry Braspenning-Balzacq, Pierre Baudewyns, Jérôme Jamin, Vincent Legrand, Olivier Paye et Nathalie Schiffino, Fondements de Science politique, De Boeck, 2014, p. 89.
  18. À ce stade de notre réflexion, nous n’abordons pas le cas des groupes-tiers, leur prise en compte pouvant s’avérer laborieuse : comment estimer l’impact éventuel du décret-mémoire sur des catégories indéterminées a priori ?
  19. L’espace qui nous est imparti ne nous permet pas de développer ce point. Cela sera vraisemblablement réalisé dans une publication ultérieure.
  20. Cette assertion est à relativiser, en témoigne les recherches menées par Geoffrey Grandjean auprès de certains jeunes visés par les initiatives décrites. Voir not. Geoffrey Grandjean, Les jeunes et le génocide des Juifs, De Boeck, 2014, 288 p.