Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°72

Editorial
Nous sommes les alternatives !

Par Julien Paulus

rédacteur en chef

« Chez les progressistes, l’université tient lieu d’église, et les philosophes et sociologues “radicaux”, de théologiens. […] Qu’on se rappelle la montée fulgurante de Michel Foucault dans les années 1980 et de son statut de quasi-saint en tant que théoricien poststructuraliste français, pour qui les formes de connaissance institutionnelle – qu’il s’agisse de médecine, de psychologie, d’administration, de politique, de criminologie, de biochimie – sont toujours des formes de pouvoir et finissent toujours par créer la réalité qu’elles prétendent décrire. […] Durant les beaux jours de la bulle économique dans les années 1990, la liste interminable des nouvelles approches théoriques radicales dans le milieu universitaire – théories de la performance, de l’acteur-réseau, du travail immatériel – convergent toutes autour de l’idée que la réalité, c’est tout ce qu’on peut créer en faisant croire aux autres qu’il existe. »

Occupy Wall Street, 18 septembre 2011 (cc) David Shankbone

Occupy Wall Street, 18 septembre 2011 (cc) David Shankbone

Ces mots terribles sont de l’anthropologue anarchiste David Graeber[1] et interrogent la responsabilité d’une certaine pensée de gauche dans l’émergence, ou encore mieux la validation intellectuelle des discours performatifs de type : There is no alternative ! Ils rappellent utilement que le dogmatisme, loin d’être l’apanage d’un seul côté de l’échiquier politique, fut largement répandu et contribua, consciemment ou non, à la transformation du système politique en une démocratie qui apparaît aujourd’hui figée, comme à bout de souffle et de plus en plus réduite à sa portion congrue, les décisions se prenant désormais dans les cénacles autorisés, loin de l’Agora.

Le constat est dur et perturbant, mais il est aussi partagé. Ainsi, le discours prononcé en novembre 2014, à Lisbonne, par Pablo Iglesias Turrión, secrétaire général du mouvement espagnol Podemos, épingle le dogmatisme, selon lui encore trop courant, d’une gauche plus prompte à s’admirer elle-même en tant que religion ou science qu’à adopter un positionnement moral clair face à une situation d’injustice[2]. Il se reflète également dans le texte Discours à la Nation d’Ascanio Celestini, où un tribun populiste-capitaliste remercie les « camarades » pour leur avoir fourni, à lui et ses semblables, les outils conceptuels leur ayant permis de triompher. Plus cynique encore, le personnage les remercie d’avoir finalement renoncé à s’allier entre eux en échange d’un peu de confort matériel qu’ils sont désormais trop occupés à protéger des « nouveaux pauvres » qui n’ont rien fait, eux, pour le mériter.

Alors, Tina ? Loin de là ! Depuis plusieurs années, des initiatives démocratiques nouvelles fleurissent un peu partout dans le monde, avec pour objectif de se ressaisir de la possibilité du débat et de la prise de décision. On pense par exemple au mouvement américain Occupy, actif depuis 2011, mais aussi aux Indignados espagnols, au mouvement altermondialiste et aux manifestations qui secouèrent Seattle en 1999, aux mouvements zapatistes du Chiapas et, pourquoi pas, à la petite commune andalouse autogérée de Marinaleda. Toutes initiatives qui tentent d’imaginer de nouvelles manières de fonctionner, de s’organiser et de vivre ensemble.

Le présent numéro de la revue Aide-mémoire se veut une approche de ces nouvelles formes d’organisations démocratiques : leur histoire, leurs origines, leurs perspectives mais aussi leur pertinence dans une perspective politologique. Parce qu’en période de crise brutale, les tentatives d’alternatives sont indispensables, les réflexions porteuses de changement nécessaires. Pour aller vers quoi, nous rétorquera-t-on ? À nouveau, c’est David Graeber qui trouve les mots justes pour exprimer la réponse : « Je m’intéresse moins à décider quel type de système économique devrait exister dans une société libre qu’à créer les moyens qui permettront aux citoyens de le décider eux-mêmes. […] Et le fait d’explorer de nouvelles formes de prise de décision nous encourage à regarder le monde d’un œil nouveau[3]. » Plus loin, il conclut : « Et si la liberté, c’était de pouvoir choisir nous-mêmes les valeurs auxquelles nous désirons nous consacrer, avec qui les concrétiser et sous quelle forme d’engagement ? […] Dans ce cas, la démocratie serait simplement notre capacité à nous rassembler, comme des êtres raisonnables, et à trouver des solutions à nos problèmes communs […][4]](#footnote-4). »

Peut-être n’est-ce, en effet, pas beaucoup plus compliqué que cela… Après tout, ne sommes-nous pas les 99% ?

  1. Dans son ouvrage Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux, 2014, p. 118.
  2. Discours visible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=NktLXjfRSRA</span>
  3. Graeber, p. 256.
  4. Idem, p. 270.