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Autour de Langston Hughes (2e partie)

Par Raphaël Schraepen

Dans le numéro précédent, nous avons évoqué la compositrice classique Florence Price, qui a mis en musique certains poèmes de Langston Hughes. D’autres, plus ou moins issus du mouvement Harlem Renaissance ont suivi.

Margaret Bonds

Originaire de Chicago, Margaret Bonds (1913-1972) fut d’abord pianiste. À l’âge de vingt ans à peine, elle interpréta le concerto pour piano de Florence Price, justement, avec le Women’s Symphony Orchestra Of Chicago. Elle étudia la composition, avec Price notamment, mais aussi avec la fameuse Nadia Boulanger qui fut une « mentor » pour nombre de compositeurs du XXe siècle dont certains marquèrent leur époque (Aaron Copland, Darius Milhaud, Astor Piazzola et même Philip Glass, entre autres). Boulanger demanda un travail à Bonds, et elle choisit la mise en musique du poème de Hughes Negro Speaks Of Rivers. Ce fut le début d’une amitié durable entre la musicienne et l’écrivain.

Les œuvres de Margaret Bonds quittent assez vite le terroir purement classique pour s’aventurer davantage vers les contrées proches du jazz, du gospel, ou de l’Art Song. Je ne connais guère d’équivalent français à cette expression typiquement anglo-saxonne d’« Art Song ». « Chanson d’art » ? « Chanson artistique » ? Ou, comme on dit chez nous, la « bonne chanson » par rapport à la chanson de variété ? Pas vraiment. Ce qu’on appelle ici la « bonne chanson française », soit celle de ceux dont on ressort régulièrement les noms, Jacques Brel, Georges Brassens, Serge Reggiani, Francis Lemarque, Jean-Roger Caussimon, Léo Ferré, ne se confond pas vraiment avec l’Art Song – sauf peut-être certaines compositions du dernier cité. Cette petite forme s’apparente plus au lied schubertien, elle sous-entend une stricte formation classique mise au service d’un texte réputé de qualité, et elle induit une relative facilité d’écoute.

Ne soyons pas étonné si les Art Songs de Margaret Bonds proviennent régulièrement des poèmes de Langtson Hughes, notamment ceux qui traitent du rêve. Mais avant les rêves, faisons connaissance avec un brillant collègue de Mme Bonds.

William Grant Still

Voici une autre figure importante de la musique classique noire américaine, qui revendique son origine africaine. Bien que né dans le Mississipi et mort en Californie, William Grant Still (1895-1978) a participé au mouvement de la Harlem Renaissance peu après sa rencontre à New York avec Edgard Varèse qui allait lui enseigner la composition.

Nombreux sont les compositeurs qui, dans les années vingt et trente, ont intégré le jazz à la musique classique. Le nom de George Gershwin (avec sa Rhapsody In Blue) vient immédiatement à l’esprit, mais il y eut aussi Darius Milhaud (La Création du Monde), George Antheil (Jazz Symphony), John Alden Carpenter (Krazy Kat, d’après la bande dessinée !), pour ne citer que les Américains. Pourtant, peu d’entre eux possédaient réellement l’idiome jazz. William Grant Still était l’un d’eux. Cela s’entend aisément dans son œuvre symphonique figurative A Deserted Plantation. Il n’avait pas oublié non plus d’autres racines africaines, comme dans son Afro-American Symphony, ou dans un opus plus tardif pour orchestre occidental et harpe africaine, Ennanga, de 1956. Au mitan du XXe siècle, c’est d’ailleurs l’aspect figuratif qui le desservit dans cette période ultra théorique quasi dictatoriale.

Still écrivit beaucoup pour la voix, notamment plusieurs opéras dont l’ultime, Highway 1, USA (1962) n’eut pas le succès qu’il escomptait. Il en conçut un peu d’aigreur : comment Porgy and Bess a-t-il pu avoir plus de succès que son opéra plus ethniquement authentique ?

Il mit également en musique des poèmes de Langston Hughes, mais quand il s’est agi d’écrire un livret pour un opéra, après une tentative désastreuse dans les années trente (Troubled Island qui eut deux auteurs différents et dont la cohérence en souffrit), c’est Kurt Weill que ce dernier choisit. Le résultat en fut le très excitant Street Scene.

Le thème du rêve

Le rêve tient une place extrêmement importante dans l’œuvre de Langston Hughes, et ce dès le début. Il ne s’agit pas d’onirisme mais bien d’une préfiguration du « I have a dream » prononcé par Martin Luther King au début des années soixante. Le rêve ici est bien un but à atteindre. Et si on l’abandonne, si on le « diffère » même, on ouvre la porte à la catastrophe, au mal-être, on laisse les autres s’occuper de soi, rarement pour le meilleur. C’est le sujet d’un poème extrêmement dur dans son évocation : A Dream Deferred. Je me permets une traduction personnelle :

Qu’arrive-t-il à un rêve différé ?

Est-ce qu’il se dessèche
Comme du raisin au soleil ?
Ou suppure-t-il comme une plaie
Et puis s’en va-t-il ?
Est-ce qu’il pue comme de la viande pourrie ?
Ou se couvre-t-il de croûtes, saupoudré de sucre
Comme un bonbon sirupeux ?

Peut-être qu’il ne fait que s’affaisser
Comme un lourd chargement.

Ou bien, est-ce qu’il explose ?

Ce type de poème convient davantage à du Talking Blues, voire du Talking Jazz, qu’à de la musique classique, ce qui explique la collaboration, à la fin des années cinquante, entre Hughes et le contrebassiste Charles Mingus. À cet égard on ne peut que recommander l’album Weary Blues de 1958, crédité aux deux hommes et à l’arrangeur Leonard Feather. Cinquante ans plus tard, l’ensemble de jazz Washington Musica Viva a donné un spectacle autour de cet album, tout en ajoutant d’autres poèmes qui ne figuraient pas sur le disque, notamment une interprétation saisissante de A Dream Deferred lu par la volcanique comédienne Holly Bass.

Entre le classique et le jazz, mais sans qu’il s’agisse de crossover commercial, citons Erik Santos, artiste multiple né en 1967. En 2002, il a composé la suite Dreamer basée sur huit poèmes de Langston Hughes, pour voix, piano et harpe. Les deux instruments sont par moments utilisés comme percussions et les vingt-cinq minutes que dure cette œuvre réservent de belles surprises sonores.

Le thème de l’eau

Thème récurrent dans le gospel, l’eau est utilisée de manière symbolique, mais aussi, chez des interprètes plus fervents, elle est considérée dans son sens premier, comme élément purificateur. Une des chansons les plus frappantes à cet égard est le traditionnel Wade In The Water popularisé en 1946 par le Golden Gate Quartet mais publié pour la première fois dans un recueil de chansons anonymes en 1901. Wade in the water : « descends dans l’eau », pour le baptême si on prend le texte au pied de la lettre. On dit que (légende rurale ?) cette chanson était aussi entonnée comme guide pour les esclaves fuyards : allez dans l’eau, les chiens ne vous retrouveront pas. Les couplets contiendraient des « codes » de survie.

LeRoi Jones (1934-2014), un des successeurs spirituels de Langston Hughes, en donne une version encore différente dans un Talking Blues apparemment sans titre mais qui commence comme ceci : « At the bottom of the Atlantic Ocean there’s a railroad made of human bones ». Une traduction littérale en est impossible puisque le terme « chemin de fer » ne recouvre pas la réalité de la « route de rails ». Cette route, au fond de l’Atlantique, est faite des ossements des esclaves morts ou tués lors de leur déportation par bateau vers le Nouveau Monde. Aussi, quand à la fin de ce Talking Blues, LeRoi Jones entonne Wade In The Water, la chanson prend encore une tout autre signification.

Mais encore

On trouve encore des collaborations directes de Hughes avec le jazz, notamment sur un album du pianiste Randy Weston. Si on suit cette route, on tombera souvent avec bonheur sur des artistes proches : Max Roach, Abbey Lincoln, Melba Liston… Ce n’est que le début du chemin. Mais si on cherche, en français, des livres de ou sur Hughes, la moisson risque d’être plus rachitique. Il semble bien que cet immense artiste soit encore bien négligé en régions francophones.

À lire

Sur le mouvement Harlem Renaissance :

  • COLLECTIF, Harlem 1900-1935, De la métropole noire au ghetto, de la renaissance culturelle à l’exclusion, ed. Autrement (1993).

De Langston Hughes :

  • Histoires de Blancs (nouvelles), ed. Complexe (1985)

Il n’existe actuellement AUCUN recueil de poèmes de Hughes en français ! Si on lit l’anglais, on peut commencer par :

  • The Langston Hughes Reader

De LeRoi Jones :

  • Le Peuple du Blues, Folio (1997)

À écouter

  • Maria CORLEY (piano), SOULSCAPES – Piano Music by African American Women. Oeuvres de L. Viola Kinney, Valerie Capers, Undine Smith Moore, Florence Price, Zenobia Powell Perry et Margaret Bonds, disques Albany.
  • William Grant STILL, Afro-American Symphony – In memoriam – Africa. Fort Smith Symphony, dir.: John Jeter, disques Naxos.
  • Erik SANTOS, Dreamer. Erik Santos (voix), Patricia Terry-Ross (harpe), Sandy Nordhal (piano). Sur l’album “DREAMER – A Portrait of Langston Hughes”, avec aussi des art songs de Robert Owens, John Musto, William Grant Still, Hale Smith, Margaret Bonds, Ricky Ian Gordon, Florence Price, Kurt Weill, Harriette Davison, Jean Berger et Harry T. Burleigh, disques Naxos.
  • Charles MINGUS, Langston HUGHES et Leonard FEATHER, Weary Blues, disques Verve.
  • Kurt WEILL, Street Scene. Concert Performance at the Hollywood Bowl (1949), dir.: Izler Solomon, disques Naxos.
  • Randy WESTON, Uhuru Africa (épuisé et hors de prix sur Amazon, on peut se rabattre sur :) African Cookbook, disques Atlantic.
  • Abbey LINCOLN, Abbey Is Blue, disques Riverside.

À voir et écouter sur Youtube

  • Langston Hughes – The Weary Blues on CBUT, 1958. Hughes récite sur background live de Jazz pour la télévision de Vancouver (Voir ici)
  • “The Weary Blues”, Langston Hughes/Charles Mingus. Performance avec Holly Bass (Voir ici)
  • LeRoi Jones – At the bottom of the Atlantic Ocean there’s a railroad made of human bones. Scandé par l’auteur (Voir ici)