Les partis d’extrême droite xénophobes prennent de plus en plus d’ampleur en Europe. La vague brune se répand plus que jamais depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Quelles leçons pouvons-nous tirer du passé pour comprendre les racines des maux du présent ? Entretien avec Clément Ferrier, historien spécialiste de la propagande de Rex dans les années trente (Université Bordeaux Montaigne) et Benjamin Biard, politologue expert de l’extrême droite contemporaine (CRISP).
En préambule de ce papier, une petite présentation s’impose… Je m’appelle Jehanne Bergé. Je suis journaliste et la réalisatrice du documentaire sonore Mon arrière-grand-oncle nazi. À travers cette production, je raconte deux histoires qui se croisent et se décroisent. La première, celle de mon arrière-grand-oncle Julien Carlier et de son engagement auprès de Rex, mouvement de droite autoritaire né dans les années trente et devenu parti collaborationniste durant la guerre. Et la deuxième, à 80 ans d’écart, la mienne : la découverte de ce sombre ancêtre et surtout mes questionnements de journaliste confrontée à la montée des extrêmes d’aujourd’hui. À l’invitation des Territoires de la Mémoire, dans le sillon de cette enquête, je vous propose de continuer à regarder en arrière à l’aune du présent (et vice versa). Pour ce faire, j’ai convié pour cet article Clément Ferrier et Benjamin Biard le temps d’un entretien croisé. Le premier est chercheur à l’Université Bordeaux Montaigne et l’auteur de l’analyse « Rex dans l’entre-deux-guerres : discours et communication politique ». Le second, politologue au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) a quant à lui récemment brossé le portrait de la formation politique émergente Chez Nous 1. D’hier à aujourd’hui, ces deux penseurs tirent le fil de la construction des discours extrêmes…
Vague xénophobe, autoritaire et antisystème
Remontons le temps. 1934-1935 : les crises bancaires, la dévaluation de la monnaie et les rumeurs de scandales politico-financiers ébranlent l’opinion publique. Dans la société, le ressentiment antidémocratique gagne l’opinion. Guidés par le chef charismatique Léon Degrelle, de jeunes militants catholiques partisans s’organisent et créent le mouvement Rex. Durant leur campagne, ils martèlent vouloir « chasser les “banksters” » et « éliminer les pourris ». Leurs propos trouvent de l’écho. Aux élections de 1936, sortis de nulle part, les rexistes atteignent presque 12 % des voix. Mais lors de l’appel aux votes suivant, Rex retombe déjà comme un soufflé. Ce parti, une simple virgule fâcheuse de l’Histoire ? Si seulement… Le 10 mai 1940, les Allemands envahissent la Belgique. Pour s’insérer dans les différentes instances du pays, l’occupant s’allie avec les partis d’extrême droite locaux : Rex en Belgique francophone et le Vlaams Nationaal Verbond(VNV) en Flandre. À la suite de la Libération, lors de l’épuration, les collaborateurs sont mis au ban de la société. Au lendemain de la guerre, le tabou de la collaboration musèle l’extrême droite qui peine à se réinstaller dans nos régions. Mais les années passent et petit à petit, le temps finit par effriter la mémoire…
2024 : plus que jamais depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des formations au programme xénophobe, autoritaire et antisystème gagnent du terrain aux quatre coins de l’Europe. En Belgique, c’est le Vlaams Belang qui fait figure d’exemple de vague brune, mais le monde francophone n’est pas en reste. Si en Wallonie l’extrême droite est longtemps demeurée marginale, il n’y a aucune raison que nous en soyons immunisés. « Le terrain est fertile et le nouveau parti Chez Nous semble l’avoir bien compris. Lors de sa fondation, en 2021, il se distingue d’emblée, à travers le parrainage du Vlaams Belang ou du Rassemblement National, d’autres formations d’extrême droite qui ont tenté de percer en Wallonie par le passé », indique Benjamin Biard. Selon l’expert, les cadres du mouvement ne s’ancrent pas dans la lignée de Rex : « que du contraire, ils veulent marquer une distance avec le fascisme historique. Ils se présentent comme un parti respectable, acceptable ».Chez Nous est loin de faire exception dans cette « non mise en lien » avec le passé : une stratégie de dédiabolisation s’observe dans le profil de nombreux partis radicaux à travers l’Europe. D’ailleurs la mise à distance des accusations pour tenter d’asseoir une crédibilité 2 n’a rien de neuf. « Dans les années 1930, les rexistes ne se positionnaient pas du tout comme d’extrême droite. Ce sont leurs adversaires qui ont employé le mot “fascistes”. Les rexistes se considéraient comme patriotes et entendaient surtout porter la voix d’un pays, d’une société qui ne peut pas parler. Leur radicalisation est venue plus tard », souligne Clément Ferrier.
Des outils marketing de pointe
En Belgique comme ailleurs, hier comme aujourd’hui, le développement de l’extrême droite va de pair avec la mise en place d’une propagande bien ficelée. « La propagande des partis radicaux des années 1930 n’était pas si différente de celles des partis contemporains. Hormis les procédés de diffusion qui ont évolué, ce sont les mêmes méthodes : la peur, l’appel aux émotions », observe l’historien. « Sur le fond, on voit effectivement qu’il y a une volonté à travers des slogans simples et l’usage de certains symboles de mobiliser certaines émotions, de susciter des sentiments. Comme Rex en son temps, Chez Nous utilise notamment la métaphore du balai pour marquer la volonté “de balayer les pourris du système”. »
Ce sont leurs adversaires qui ont employé le mot «fascistes». Les rexistes se considéraient comme patriotes et entendaient surtout porter la voix d’un pays, d’une société qui ne peut pas parler
Retournons aux années 1930. Se positionnant comme seuls garants de la « voix du peuple », pour diffuser leurs idées, les rexistes misent notamment sur la presse et l’édition de journaux à la solde du parti. « À l’époque, les journaux traditionnels se présentaient tous sous le même format… Le rexisme a révolutionné les codes de la presse en introduisant de la couleur, de gros titres, des unes remarquables, des mises en scène de l’intimité du chef Degrelle, commente Clément Ferrier. Ils ont lancé une multitude de titres. La stratégie, c’était vraiment l’occupation du terrain. » Si les propagandistes historiques se sont révélés des experts du marketing avant l’heure, 80 ans plus tard, leurs homologues s’ancrent eux aussi dans une dynamique d’innovation en matière de communication. Désormais, c’est notamment sur les réseaux sociaux que la droite extrême « occupe le terrain ». Depuis avril 2019, rien que via sa page principale, le Vlaams Belang a déboursé plus de 4,5 millions d’euros en publicités sur Meta. Chez Nous en est à un montant de 31 500 euros depuis la création du mouvement en 2021 3. « Mais pour un nouveau parti dont le financement ne repose que sur des dons privés, ce n’est pas anodin », remarque Benjamin Biard.
La guerre des valeurs
Quid de la doctrine véhiculée ? Encore une fois, si comparaison n’est pas raison, certaines similitudes se révèlent déconcertantes. Avec son logo représentant une église au milieu d’un village, Chez Nous se positionne en garant « des valeurs traditionnelles » dans une société aux mains « des islamo-gauchistes » 4. « Nos traditions, notre identité et nos valeurs, qui nous viennent de siècles d’histoire, sont bafouées chaque jour par les élites “hors sol” qui prêchent la disparition des frontières, des particularismes locaux, des us et coutumes», introduit le programme du nouveau parti. Ces mots résonnent avec les recherches menées par Clément Ferrier : « L’appel aux valeurs a été l’une des cordes des rexistes d’avant-guerre. Les premiers discours de Rex reposaient sur l’idée que la vie politique belge était en décadence totale à cause des pourris, des scandales financiers… d’où le néologisme de banksters. Rapidement, ils ont étendu cette rhétorique à la totalité de la société et en faisant régulièrement appel à l’idée de vertu, notamment concernant les codes à suivre pour les femmes. »
Aujourd’hui, pour appuyer leurs théories, les partis d’extrême droite (mais pas que !) font du « wokisme » un cheval de bataille. Mot fourre-tout, l’appellation se révèle un symbole de l’opposition culturelle entre progressistes et conservateurs à laquelle nous assistons. Benjamin Biard commente : « Dans le programme du Vlaams Belang, il y a un chapitre entier consacré à la lutte contre le wokisme. Chez nous y fait régulièrement référence également dans son refus de vivre au “wokistan”. »
« No pasarán »
La montée de la droite radicale fait froid dans le dos. Bien sûr nous vivons une période de crise, mais comment en sommes-nous arrivés là, à une telle rupture entre l’hier et l’aujourd’hui ? À un tel manque de perspective, de recul et de regard vers le passé ? Nombre de penseurs expliquent entre autres ce phénomène par la normalisation des discours réactionnaires dans l’opinion. En Belgique francophone, nous en sommes un peu préservés en raison du cordon sanitaire médiatique, mais il suffit de jeter un œil au petit écran de nos voisins flamands 5 ou français pour réaliser l’ampleur du processus. Les politiques d’extrême droite sont invités sur les plateaux, prennent la parole dans des magazines « respectables ». Petit à petit, insidieusement, des termes très connotés idéologiquement essaiment et colonisent les conversations. « “Le grand remplacement”, “l’ensauvagement de la société” sont des expressions qui peuvent désormais dépasser le périmètre des organisations d’extrême droite », observe Benjamin Biard. À noter également, le traitement médiatique biaisé des questions sécuritaires, religieuses ou migratoires peut finir par influencer l’électorat 6. Alors, face à tout ça, on fait quoi ? Pour lutter contre l’extrême droite, plus que jamais, le soutien à une presse de qualité se révèle une clé. Et puis, il y a la force du collectif : les mouvements citoyens sont évidemment des boucliers très puissants. Dans les années 1930, les communistes empêchaient les réunions rexistes, aujourd’hui, les militants antifas reprennent le flambeau. « Les mouvements de gauche ont toujours constitué un frein important au développement de l’extrême droite en Wallonie », souffle Benjamin Biard. Qu’on se le dise, plus que jamais, le travail de mémoire reste entier !