Le soft power, ou le pouvoir doux, est un concept qui a été développé par un politologue états-unien, Joseph Nye, et ce dans les années 1990. Ce concept désigne, principalement dans le domaine des relations internationales, la capacité d’un pays à influencer les autres par des moyens non coercitifs, donc sans utiliser la force ou la contrainte (de là le côté doux de la chose, par opposition au hard power, le pouvoir dur, basé sur la force militaire ou économique).
Le pouvoir doux s’appuie sur l’attractivité culturelle, les valeurs politiques, la diplomatie et il permet à un pays de façonner les préférences ou les comportements d’autres acteurs (États, populations, institutions) en donnant envie de l’imiter ou de coopérer avec lui.
Les Jeux olympiques
Le sport fait indubitablement partie de ces outils. Prenons par exemple, l’illustration la plus aisée et la plus évidente à savoir les Jeux olympiques : ceux-ci permettent à un pays d’améliorer son image, de diffuser sa culture et de renforcer son influence internationale sans recourir à la force. Les Jeux offrent une visibilité mondiale : le pays hôte est au centre de l’attention médiatique mondiale pendant plusieurs semaines. Cela lui permet de montrer ses capacités technologiques, son patrimoine, son organisation et cela lui permet de se draper dans une tunique de vertu légitimatrice. Dans Berlin. Les Jeux de 1936 1, Jérôme Prieur montre clairement comment Hitler s’est saisi de l’occasion pour améliorer sa réputation, redorer l’image de son régime et surtout valoriser l’image de puissance et d’organisation résultant de la mise au pas (Gleichschaltung), colportée et mise en image par le film de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la Volonté. Notons aussi au passage que la course relais de la flamme est une invention des nazis.
Épinglons aussi l’utilisation stratégique du sport par les pays de l’Est et particulièrement la RDA (République démocratique allemande) durant la Guerre froide, pour gagner en légitimité internationale, rivaliser avec l’Allemagne de l’Ouest, et promouvoir le modèle socialiste.
En effet, la RDA, petit État socialiste, a massivement investi dans le sport de haut niveau pour se distinguer sur la scène internationale, malgré sa taille modeste. Ses excellents résultats aux Jeux olympiques ont renforcé son prestige mondial. Elle a ainsi pu exister sur la scène internationale, alors qu’elle n’était pas reconnue par tous les pays au départ (notamment avant 1973). Les performances athlétiques étaient présentées comme les fruits du système socialiste : discipline, collectivisme, rigueur scientifique, égalité hommes-femmes. Même si la RDA a été deuxième au classement des médailles aux JO de Montréal en 1976 (devant les USA !), le dopage généralisé est venu ultérieurement quelque peu ternir cette stratégie.
Par ailleurs, les cérémonies d’ouverture et de clôture servent de vitrine culturelle qui valorisent l’histoire, l’art et les traditions du pays organisateur. Deux exemples récents suffisent pour illustrer ce point : la cérémonie de clôture des Jeux de Londres, intitulée « A Symphony of British Music », a époustouflé tout le monde par la mise en scène d’un Royaume Uni, parfait mariage entre la tradition et la modernité, alors que la cérémonie d’ouverture avait clairement voulu faire de la reine Elizabeth le summum de la coolitude (en arrivant prétendument aux jeux en parachute avec James Bond). Enfin, pas besoin de s’appesantir sur la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris intitulée « La Seine olympique » et comptant douze tableaux culturels.
Cette approche concentrée sur les Jeux olympiques vaut pour toutes les grandes compétitions, comme la Coupe du Monde de football par exemple : faut-il évoquer la session en Argentine, en 1978 , utilisée par le régime pour redorer son blason et où la finale s’est déroulée à quelques kilomètres de l’ESMA, école supérieure de mécanique de la marine où la junte militaire de Jorge Videla torturait allègrement ? Les organisations régissant les compétitions internationales (CIO, FIFA, UEFA) promeuvent volontiers des valeurs relativement lisses et creuses, ou, pour le formuler autrement, des valeurs consensuelles tant qu’on n’envisage pas de les concrétiser ardemment : « just say no to racism » est acceptable, mais tolérer le port du symbole LGBTQI au Qatar est un pont trop loin. De même, pas question de montrer lors de la finale de la Champions League le tifo en faveur de la Palestine déployé par les ultras du PSG.
Développer un soft power inversé qui consisterait à promouvoir des approches alternatives à celles mises en œuvre par le pouvoir dominant
De manière plus anecdotique et plus légère, l’instrumentalisation des exploits passés des Diables rouges permet d’exalter à peu de frais une nation par défaut (avec les frites, les bières et le chocolat !).
Soft power et hégémonie culturelle
Au-delà de cela, la trame propre aux compétitions sportives permet d’exalter un modèle économique devenu dominant, à savoir celui du néolibéralisme : à travers le culte de la performance s’est dessiné un lien indéfectible entre le sport et le néolibéralisme. Le cas du football est assez exemplatif sur ce sujet : de sport populaire, le football moderne est devenu le parangon du modèle capitaliste : les clubs se sont transformés en entreprises, parfois cotées en Bourse, les joueurs sont des actifs financiers, vendus et achetés à prix d’or et le supporter devient, s’il ne résiste pas, un consommateur. Or, pour les clubs, le supporter devient un point secondaire parfois encombrant, car ce qui compte dorénavant, ce sont les droits télé et les sponsors, et comme dans la société néolibérale, le monde du football connait un développement à plusieurs vitesses (la Ligue des Champions vs les héros du gazon). Et le soft power repointe le bout de son nez puisque certains États (Qatar, Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis) en profitent pour investir dans des clubs pour renforcer leur image à l’international (et cela va du Paris-Saint-Germain à l’A.S. Eupen). Les stades deviennent des arènes modernes, aseptisées et coûteuses, et rebaptisées du nom d’un sponsor (Emirates stadium, Allianz Arena). Il est loin le temps de Bill Shankly, entraîneur de Liverpool F.C. et auteur de la citation suivante : « Je suis socialiste, car je crois que chacun doit travailler pour l’autre, s’aider, et se partager les récompenses 2. »
Autre aspect de ce lien mortifère entre le football et le néolibéralisme : de plus en plus, le football devient l’antichambre de mesures législatives répressives face à ces supporters jugés trop encombrants et, sous couvert de lutter contre la violence, des mesures sont prises visant à limiter les rassemblements de personnes, à imposer aux interdits de stade de se rendre au commissariat les jours de match, à surveiller des groupements de supporters. Et il n’est pas rare de voir ces mesures ultérieurement être étendues à l’ensemble de la société. Ainsi, en Belgique, la loi Van Quickenborne visant à imposer une interdiction judiciaire de manifester pendant plusieurs années, récemment recalée par les syndicats et le monde associatif, s’inspirait clairement des lois prises dans le cadre des mesures visant à lutter contre l’hooliganisme.
Contre-modèles
Si on établit une analogie entre soft power et fenêtre d’Overton, en ce sens que tous deux visent de manière progressive et insidieuse à exercer une influence sur ce qui peut intégrer le spectre du dicible et de l’audible, la réponse à la question de savoir que faire face aux constats posés supra revient en fait à procéder à un retournement du stigmate, à développer un soft power inversé qui consisterait à promouvoir des approches alternatives à celles mises en œuvre par le pouvoir dominant. Ainsi, contre le football moderne et le rachat de Manchester United par la famille Glazer et en guise de refus de cette logique capitaliste, des supporters dissidents ont créé un club, le FC United of Manchester, doté d’une structure coopérative, anti-commerciale. En France, on trouve également le Red Star F.C., club fondé en 1897 par Jules Rimet (le fondateur de la Coupe du Monde…) qui valorise son héritage populaire issu de la condition ouvrière. De plus en plus de clubs prennent le statut de clubs autogérés. Certes des aiguilles dans une botte de foin, mais néanmoins, telles des lucioles dans l’obscurité, des groupes de supporters organisent et s’organisent et utilisent aussi le sport pour faire passer des messages et faire société.
Le sport fait partie intégrante de la société et, par conséquent, est également l’objet de la récupération par un système capitaliste qui est et reste un fait social total. Partant, il fait également partie du domaine de la lutte.